Eu égard à l’importance du patrimoine franco-belge en terme de bande dessinée, mais aussi aux préjugés discriminatoires qui persistent entre les statuts du cinéma en prises de vue réelles — considéré par certains rétrogrades comme plus « noble » — et du cinéma d’animation, il n’est pas surprenant que le premier se soit emparé d’un matériau qui s’offrait a priori plus facilement au second. Les séries les plus emblématiques de cette école n’y ont évidemment pas échappé. Pour l’heure, des lointains Tintin en noir et blanc des années 1960 (Tintin et le mystère de la Toison d’or, Tintin et les oranges bleues) à ce Lucky Luke-là en passant par les Astérix, le bilan de ce type d’adaptation est pour le moins mitigé. La faute, globalement, à un manque de rapport sincère à la matière d’origine — texte et dessins — et surtout à une difficulté à transcrire ce rapport en cinéma, à réinterpréter cette matière sans se fragiliser de manière irrémédiable. La béquille récemment apparue, consistant à raccorder les spécificités de la BD adaptée à des lieux communs de la culture de masse, notamment télévisuelle, s’avère un pis-aller propre à donner une certaine tenue de route au projet, mais pas vraiment à libérer les ambitions d’un cinéma s’aventurant dans ce domaine, quand elle ne provoque pas de vraies catastrophes industrielles. Alors, qu’en est-il de cette nouvelle sortie de « l’homme qui tire plus vite que son ombre » ?
Le « poor lonesome cowboy » de Morris et Goscinny a ceci de particulier qu’il aura été adapté trois fois en chair et en os par des initiatives totalement distinctes. Ce fut d’abord le long métrage d’animation Daisy Town, réalisé en 1971 par les créateurs eux-mêmes, qui fit en 1991 l’objet d’un remake réalisé et interprété par Terence Hill : tout en collant à peu près au texte d’origine, le blond Italien en faisait, par ses petits maniérismes et la pauvreté de ses idées de mise en scène, une sorte de piètre ersatz télé de Mon nom est Personne, qui devait d’ailleurs engendrer quelques suites directement sur le petit écran. Puis en 2004, le cow-boy subit son Little Big Horn : Les Dalton, « réalisé » par Philippe Haïm sur un scénario d’Éric et Ramzy assistés de Michel « OSS » Hazanavicius, qui firent des démêlés des quatre frères hors-la-loi à chemise verte un simple prétexte aux imbuvables singeries du redoutable tandem et de divers compères, une brochette de figures populaires pour un massacre estampillé Canal+. Avouons-le : avec ce désastre encore frais en mémoire, la perspective de voir un autre transfuge du comique télévisuel, Jean Dujardin (qui d’ailleurs y tenait un petit rôle), se déclarer fan du cow-boy solitaire et prêt à endosser le rôle à son tour avait de quoi faire frémir.
Les coutures du chapeau
Le résultat surprend : un film hybride où deux intentions se bousculent et se marchent un peu dessus, l’une s’avérant plus productive que l’autre. Commençons par le meilleur. Au lieu de tenter un vrai film de genre avec du Lucky Luke dedans (l’approche Hill) ou de ne faire qu’endosser les décors et les costumes de la série pour monter un tout autre délire (l’entreprise Haïm/Éric/Ramzy/Hazanavicius/etc.), cette nouvelle conquête de l’Ouest pour rire s’affirme avant tout comme une véritable considération de la matière originale, faite à la fois d’amour, de malice et d’un certain esprit critique. Difficile de dire s’il faut attribuer ce regard en premier lieu au fan déclaré Dujardin — par ailleurs coscénariste — ou à son complice, le réalisateur James Huth, dont on connaît depuis au moins Hellphone une certaine capacité à jongler avec les références populaires, notamment de la culture pop-corn hollywoodienne. Quoi qu’il en soit, Huth et Dujardin sont des malins : faisant mine de s’engager dans une reproduction scolaire de l’univers des BD, au coloris de foulard et à la planche de saloon près, leur film pousse le vice jusqu’à faire ressortir en plein écran les menus détails du dessin de Morris, des plafonds de salons enfumés jusqu’aux coutures du chapeau de Luke et aux bords de son gilet. L’effet obtenu dépasse la fidélité de surface à l’œuvre : montant de toutes pièces un univers de western en cartoon-pâte conscient de soi, il établit un rapport à la fois affectueux et malicieux avec son modèle.
Dès lors, gags, tics de jeu d’acteurs et effets de réalisation peuvent se mettre au service d’une relecture humoristique parfois vacharde, mais toujours consciente et aimante, de l’œuvre dessinée : pas vraiment une parodie — qui serait une déformation outrancière -, surtout rien qui évoque les délires masturbatoires des Dalton de Haïm, plutôt la dissection d’une iconographie par des étudiants facétieux. Le héros à la mèche sombre est évidemment en première ligne : son habileté au colt digne d’un artiste de cirque somnambule, sa nonchalance (qu’imite assez bien le ton « dujardinesque »), ses « ouaip » laconiques, son éthique de boy-scout, son tabagisme qui fut censuré en cours de série, son côté iconique droit dans ses bottes et frusques inamovibles, son asexualité et bien sûr son cheval qui parle. Réunion foraine de seconds rôles de divers albums, décors de western tout de planches mal clouées, postures outrées et anomalies vestimentaires évoquant les coups de crayon de Morris sont à l’avenant. L’esprit de jeu moqueur mais bienveillant avec cet univers à succès que partagent les auteurs du film et le public bride même les menaces d’interférence qu’annonçaient les aléas de la grosse production française, notamment de son star-system tristement prévisible et néanmoins à risques : même un Michaël Youn en Billy The Kid s’avère étonnamment supportable, voire à l’aise dans un rôle quelque peu « customisé » par rapport à sa version papier.
Lucky Luke : Origines
Une telle approche de l’adaptation, toute contenue dans les effets comiques et les détails visuels, peut difficilement prétendre à produire un pur film de genre calibré et doté d’enjeux dramatiques intéressants. C’est pourquoi l’autre intention qui sous-tend cette adaptation se révèle très modérément convaincante : donner une genèse au héros et à sa légende. Outre que l’idée s’oppose de manière conséquente à l’esprit de l’œuvre originale (chez Morris et Goscinny, ce personnage moteur n’était guère plus que le transparent prétexte à une relecture comique de l’histoire du Far West), le manque d’imagination des scénaristes fait douter de l’urgence de la démarche qui menace de neutraliser l’esprit frondeur salutaire de la relecture comique, laquelle eût été plus à son aise en s’exerçant sur la légèreté du personnage dessiné. On sent la pression de la tendance des comics américains — et de leurs adaptations hollywoodiennes — à revisiter les origines de leurs super-héros (les récents Batman, les X‑Men Origins qui s’annoncent), mais l’exercice est ici mollement exécuté, avec un mélange de sérieux et de manque de fermeté qui empêche de convaincre. Ainsi, introduit dès les premières scènes par une enfance meurtrie des plus conventionnelles et rebattues (« Lucky Luke begins » et prend des accents de Largo Winch) à laquelle les auteurs ne croient pas tant que ça, ce cow-boy-là traîne les éperons et son étoile — de shérif — pâlit. Trop souvent, quand le cinéma populaire français n’est pas lesté par un humour pataud, c’est par un esprit de sérieux mal endossé : ici, ce dernier pèse même sur le jeu d’un Dujardin soudain bien emprunté pour rendre son personnage crédible dans les moments où il ne s’agit plus de « déconner ». Dommage, car c’est une singulière et chaleureuse main tendue d’un art à un autre que ce formatage de fabrication encombre quelque peu.