Dans son dernier film, Amos Gitaï entend entreprendre un voyage sur les traces entrelacées de la mémoire de son père, de l’architecture bauhausienne, de l’utopie « kibboutzine », des liens entre un père et son fils et des rapports entre architecture et cinéma. Si la démarche était passionnante sur le papier, à l’écran, elle ne parvient guère, sous des images aux registres fort divers, à faire affleurer le sens.
On avait quitté le « doyen » des cinéastes israéliens en 2010, confronté à la mésaventure qui avait accompagné la décision de ne pas sortir son Roses à crédit, adapté du roman d’Elsa Triolet, sur les écrans (voir édito du 14 décembre 2012). On avait pu néanmoins découvrir cette très belle et sensible variation sur la société de consommation, sur fond de mélancolie féminine, avec une Léa Seydoux au mieux de sa forme, dans sa version télévisuelle, un peu frustrés mais nourris du contentement de voir Gitaï quitter la terre israélo-palestinienne pour naviguer avec bonheur dans des sphères autrement sensibles.
Gitaï revient aujourd’hui sur grand écran sous la forme documentaire, et, malheureusement, réjouit moins. Son intention, pourtant, n’était pas dénuée d’intérêt : en partant sur les traces de la mémoire de son père, Munio, architecte formé en Allemagne à l’école Bauhaus, puis émigré en Palestine avant la création d’Israël, le réalisateur entend tisser plusieurs types de liens, et pas des moindres. Liens entre les transformations sociétales et l’architecture, entre cette dernière et le cinéma, entre les valeurs collectivistes nées de la formation au Bauhaus, pas seulement un style, mais une école, une manière de penser le travail entre métiers au service d’une même cause et, partant, de penser les rapports de classes, liens, enfin, entre un père et son fils.
La trajectoire paternelle vaut scénario à rebondissements. Tous les ingrédients y sont : naissance en Pologne d’avant-guerre dans une famille juive, sortie d’un milieu modeste via le passage dans une institution fréquentée par Kandinsky et Klee. Accusation, ensuite, de trahison communiste envers le peuple allemand et procès. Vient l’exil en Palestine d’avant 1948, et la participation à l’utopie des kibboutz. D’autres faits de gloire ne figurent pas dans le film mais uniquement dans le dossier de presse. D’ailleurs, ce n’est pas tant la reconstitution biographique stricte et exhaustive qui intéresse Gitaï que les liens évoqués plus haut. Liens dont l’intérêt documentaire ne fait pas de doute, mais qui, ici, restent lâches.
Car, précisément, le cinéaste opte pour une forme cinématographique « lâche ». Succession de voix-off, celles de Jeanne Moreau et d’Hanna Schygulla, immédiatement reconnaissables et réunies précisément – et uniquement ? – pour cela, celle, aussi, d’Amos Gitaï, qui convoque des textes de son père sur son art, ou sur la matière, le bois notamment. À cette occasion, il passe dans l’atelier de charpentiers. Déroulement de travellings inhabités, où la forme octogonale, géométrique, à la fois simple et morne, de bâtiments bauhausiens tient lieu de personnages. Puis, par un glissement de la palette des couleurs et du grain de l’image, soudain plus francs, Gitaï intègre des passages réels de la vie du père, reconstitués à la manière d’un film historique. On touche sans cesse du doigt le discours sur les liens sans jamais l’atteindre, la pensée ballottée d’un thème à un autre, parfois profondément ennuyée par des énumérations biographiques poussives, par la reconstitution grotesque du procès de Munio sous le tout nouveau régime nazi, par la convocation de deux uniques témoins face caméra – un ami du père, la petite fille de Munio.
Du coup, si, par moments, le film s’illumine d’un poème de Leah Goldberg lu par Gitaï, de la présence onirique de la comédienne Yaël Abecassis – sortie des passages de reconstitution historique, notamment une scène sur le quai de la gare dont on a du mal à saisir l’intérêt – dans la plus large partie de son film, Gitaï manque le coche. Plus précisément, il manque le sens. Oui, Lullaby to My Father possède bien par instants ces moments de grâce qui font une berceuse, un hommage d’un père à son fils. Mais il oscille trop entre les deux registres, et propose une forme hybride qui, pour être esthétique, nous laisse sur le bord du chemin.