Avec de précédents films comme The Pleasure of Being Robbed ou Lenny and the Kids (Go Get Some Rosemary), les frères Safdie ont été un peu montés en épingle comme les figures de proue d’un cinéma indépendant new-yorkais fauché mais énergique, avec John Cassavetes pour ancêtre (on peut associer à ce mouvement Ronald Bronstein, un de leurs collaborateurs réguliers, par ailleurs réalisateur de l’intéressant Frownland). Or, si Heaven Knows What a un mérite, c’est de donner à constater à quel point cette posture de méthode pose problème. À quoi bon jouer le tournage à l’épaule et à l’arrache, s’inspirer de la vraie vie des gens qui galèrent, se nourrir du moindre tremblement et du moindre bégaiement, si c’est pour n’en tirer rien d’autre qu’un spectacle démonstratif de cette intention de vérité ?
Les Safdie ont rencontré une marginale héroïnomane sortant d’une rupture, Arielle Holmes, et l’ont incitée à coucher sur le papier son errance dans les rues new-yorkaises. C’est cette autobiographie, Mad Love in New York City, qu’ils adaptent ici à l’écran, confiant à la jeune femme son propre rôle, celui du petit copain louche à un acteur confirmé (Caleb Landry Jones, vu dans X‑Men : First Class et Antiviral) et les autres à de vrais gars de la rue parfois filmés en caméra cachée. Le film commence et se clôt sur une rupture amoureuse, mais ce n’est là qu’une ponctuation de convention pour le récit d’une errance sempiternelle et chaotique. Là-dessus, on ne doute pas du réalisme de la reconstitution de la vie des marginaux de New York, avec décors extérieurs et interprétations idoines, tics de langage en sus. Ce dont on doute, c’est la finalité de l’usage de ce vérisme à l’écran. D’un point de chute à l’autre, d’un expédient à l’autre, entre squats, communications hésitantes de voix cassées, échanges d’alcool et de drogue, le film expose en boucle le même visage de la misère, mais surtout le soumet au même traitement de surface faisant de ce tableau un spectacle valant pour lui-même, pour la réalité qu’il est supposé véhiculer, plutôt que pour les dimensions plus abstraites vers lesquelles il pourrait ouvrir.
Les premiers instants annonçaient la couleur : musiques à fond les ballons dans les basses (beats électroniques d’Isao Tomita, black metal…), on s’enlace, on s’engueule à n’en plus finir, on s’ouvre les veines en gros plans fébriles. Tout le film repose sur ce simulacre outré de cinéma-vérité mis en musique où, malgré le caractère récurrent des situations, sont reconduits la même méthode, la même prolongation des scènes d’insultes à répétition pour bien clamer les défauts de communication des parias de la société, la même rapacité des gros plans sur le moindre détail sordide — plaies ouvertes, aiguilles de seringues — et surtout (c’est le plus gênant) le même calcul latent de manipulation du ressenti du spectateur qu’il faudrait voir frappé, assailli, secoué, épuisé et vaincu par ce régime d’images. On pense à ce gros plan que les Safdie font durer sur le fil que l’héroïne, perturbée par la consommation d’alcool et par la réapparition de son ex-petit ami, tente à répétition et sans succès d’enfiler dans le chas d’une aiguille, ménageant un suspense teinté de commisération des plus déplaisants. Si jeunes et indépendants qu’ils soient, ces deux-là procèdent déjà comme des auteurs sûrs de leurs effets, et c’est fort regrettable.