Pape de la série B, dénicheur de talent de génie, distributeur d’élite, Roger Corman réalisateur n’a plus connu les honneurs du grand écran depuis bien longtemps (sa dernière réalisation, Frankenstein Unbound en 1990, a été exploitée directement en vidéo). La reprise de Bloody Mama, l’une de ses dernières réalisations (de 1970 tout de même) est donc une surprise bienvenue, et l’occasion de (re)découvrir un cinéaste avec un film qui, s’il n’est certainement pas son meilleur, demeure emblématique de la « méthode Corman ».
Les productions de Roger Corman n’exhalent pas le parfum plastique de la nouveauté clinquante : de costumes rapiécés en scénarios complaisants et vendeurs, de séquences de seconde main en sorties opportunistes, la filmographie de ce touche-à-tout de génie fleure bon la débrouille. Qui a dit que cela en faisait un cinéaste de seconde zone ? Du vivier de Roger Corman, sont sortis des noms insoupçonnés : Monte Hellman, Jack Nicholson, Martin Scorsese, Francis Ford Coppola ont fait leurs premières armes avec lui, et Bergman ou Fellini n’auraient peut-être pas pu être distribués aux États-Unis sans Roger Corman. Sa filmographie est aussi riche en navets galactiques (ne citons pour mémoire que l’inénarrable It Conquered the World) qu’en films d’une beauté somptueuse, d’une inventivité bouleversante (tout son cycle Vincent Price / Edgar Poe, et plus particulièrement Le Masque de la Mort rouge). Mais voilà, l’axiome est simple : pour Roger Corman, il faut qu’un film fasse du profit – ce qui cantonne cet homme orchestre du cinéma à la série B, loin du panthéon du cinéma. Et pourtant…
Pourtant… ce n’est pas Bloody Mama qui fera, d’emblée, changer d’avis les spectateurs qui ne connaissent pas ce que son cinéma a pu produire de meilleur. Opportuniste en diable, Corman reprend, avec cette Bloody Mama, matriarche d’une fratrie de gangsters ayant défrayé la chronique dans les années 1930 aux États-Unis, tous les thèmes qui ont fait le succès de sa principale occupation des années 1960 : le road-movie à la Bonnie & Clyde. Ma Barker est donc mère de quatre charmants garçons, obligés de quitter leur campagne natale après avoir violé une gamine du voisinage. Pour survivre, ils sèment la terreur en volant (et parfois tuant) petits et grands, et les caractères de chacun s’affirment : l’un fait montre de tendances homicides marquées, l’autre d’un penchant pour la drogue, le troisième s’avère être homosexuel, etc.
En plus d’être un beau petit catalogue de ce que l’Amérique d’alors – et d’aujourd’hui, gageons-le – tient pour d’horribles dépravations perverses, la famille Barker offre à Corman l’opportunité de mettre en scène à peu près tout ce qui peut se concevoir de scènes complaisantes, à destination d’un public jeune et rebelle. Scènes de nus, films de prison, inceste (Ma Barker couchait régulièrement avec l’un ou l’autre de ses rejetons), meurtres gratuits, braquages, poursuites, burlesque gras… Tout y passe. Mais ce qui différencie Roger Corman d’un tâcheron quelconque, c’est la finesse de vue qui se dissimule sous son apparent opportunisme. Ainsi, malgré ses allures de film vendu sur le seul scandale qu’il aura pu susciter, Bloody Mama possède la même force, la même hargne qu’un Easy Rider, qu’un Bonnie & Clyde, qu’un Point limite zéro. C’est tout le génie de Roger Corman d’avoir su concilier les aspirations révolutionnaires (tout en insérant dans son récit une réflexion, peut-être un peu maladroite, sur la figure du père) et libertaires de l’Amérique de son temps avec les exigences de la série B d’exploitation à petit budget. Et si le film recycle avec plus ou moins de bonheur les idées formelles et narratives de son temps, Bloody Mama semble avoir laissé un legs prégnant : ainsi, Tarantino et Rob Zombie, souvent les deux faces, l’une adolescente et l’autre plus sombre, plus perverse, d’un même Janus ayant biberonné au mamelle du bis se retrouvent tous les deux dans cette course à la mort échevelée.