Trois femmes détectives épient Madrid. Inés, Carmen, Eva. Loin des personnages construits par les films noirs américains des années 1950, elles vivent leur travail sans rechercher d’éclats. Mais la porosité entre vie privée et professionnelle brouille leurs yeux et réoriente leurs destinées… Mataharis est à l’image des lignes que vous venez de lire. Le principe de départ intrigue, puis le scénario amorce une trame ronde et uniformisante. Et malgré une filature acharnée, le charme discret du film d’Icíar Bollaín sème les spectateurs et ne laisse qu’un scénario à la mesure du petit écran.
Madrid s’active et trois femmes s’immobilisent dans une entreprise, une voiture, entre un bureau ou un appartement. Leur travail consiste à capter les vies des autres pour les analyser. Détectives. Ici, loin du film noir où le privé ploie sous son passé. Ces trois femmes ont un patron plus homme d’affaires qu’épris de justice et d’enquête. On ne se plaint pas des affaires conjugales, on ne se prend pas pour une seconde police.
Il aurait pu y avoir dans les mouvements de la ville – Madrid mais elle aurait pu être autre – une vie en contretemps, un rythme en contrepoint des habitants, une réflexion sur la perception des autres. Il n’en sera rien.
Les femmes armées de mini-DV, de manteaux truqués ou planqueuses de circuits vidéos ont un pur but professionnel, la réalisatrice espagnole Icíar Bollaín n’a laissé aucune réflexibilité à son film. Ici la vie professionnelle révèle l’autre, la privée, un type de porosité finalement peu évoqué frontalement par le cinéma. Il s’agit plutôt généralement d’une pure et simple dévoration par l’entreprise, comme c’est le cas dans Sauf le respect que je vous dois. Dans Mataharis, l’engagement social se résume à Inés, qui, chargée de trouver des défauts dans le travail de deux employés d’une multinationale, lâche l’enquête pour sauver le syndicaliste dont elle tombe amoureuse. C’est que ce jeune homme avait mis en lumière la tristesse de sa vie.
Carmen, en aidant un client-ami à accepter de voir que sa femme le trompe avec un collègue, réalise que son propre mari est lui-même devenu une sorte de collègue, occupé chaque soir à travailler sur son ordinateur portable. Toute profondeur gardée, le film qui trouvait de telles résonances entre travail et vie privée était La Question humaine, mais il allait bien au-delà, de l’individu en direction de la mémoire collective.
Chez Eva, c’est l’enquête qui devient pour un temps obsessionnelle à l’intérieur de son couple, courte paranoïa où le travail, dévastateur de l’intime, se transforme en moteur pour avancer. Malheureusement le scénario s’impose rapidement comme dirigeant dans la vie du film. Il y a pourtant au début une ambiance feutrée qui se bat longtemps contre ce cadre lénifiant. Les scènes d’actions, pour la plupart évacuées, ne semblent pas contenir une volonté de suspense, comme lorsque Inés, en mission d’espionnage dans une soirée en boite avec les employés, se laisse plus porter par l’ambiance bon enfant que par l’impératif de son travail. Le rythme étonnant, insufflé par cette relative neutralité opposée à l’image du détective et accompagnée par le jeu anti-almodovarien des trois actrices, meurt dans les résolutions parallèles des trois histoires. Scénario vainqueur qui clôt le film avant l’heure en étouffant son léger souffle, spectateur de salle vaincu, comme ramené de force devant son écran de télévision.