Depuis le temps que leur musique fraie avec le cinéma (inspiration du film Johnny s’en va-t-en guerre dans « One », collaborations avec le compositeur Michael Kamen… voire le documentaire Some Kind of Monster sur leurs problèmes internes), il était assez logique que le groupe iconique Metallica s’offre carrément un long métrage pour porter sur grand écran l’énergie de leur heavy-metal. Fût-il en 3D pour faire miroiter une expérience immersive peu commune. Gadget promotionnel ? Pour la 3D, c’est sûr (vendons tout de suite la mèche : comme trop souvent, elle ne sert en vérité pas à grand-chose), mais le film lui-même s’avère plus intéressant que cela.
Après Shine a Light, ce film de concert des Rolling Stones où Martin Scorsese faisait reluire son prestige et celui de la quinzaine de chefs-opérateurs de renom sollicités, on aurait raison de se méfier des enrobages offerts par le cinéma aux prestations musicales scéniques. Celui déployé dans Metallica Through the Never autour des performances live du groupe (des extraits de plusieurs concerts donnés en août 2012) commence par laisser perplexe. Le film démarre dans un parking absolument vide, autour du stade où va se jouer un concert du groupe ; arrive un fan barbu et rondouillard, qui monte sur sa voiture pour hurler « Metallica !» avant de s’étaler de tout son long, ignoré de tous. On croit alors à la parodie bon enfant d’une institution musicale vénérable craignant l’obsolescence (ses membres étant tous quinquagénaires ou presque). C’est un peu plus tard, face aux scènes de concerts authentiques où le public est bien au rendez-vous, qu’il apparaît que les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être, et que le rapport entre l’enrobage et ce qu’il enjolive n’est pas si évident que cela.
Le film alterne deux récits. Dans la fiction qui se joue en marge du concert, un jeune régisseur — ou roadie — nerveux et consommateur de substances illicites (campé par Dane DeHaan, le jeune rancunier de Chronicle, ici muet tout du long) est chargé d’une mystérieuse commission qui va le conduire à travers la ville avec son van miteux et, surtout, le confronter à moult péripéties sorties tout droit de fantasmes apocalyptiques. En parallèle, s’alignent les scènes de concerts où le groupe — dont on attend désormais moins les nouveaux albums que les shows live toujours énergiques — tient largement ses promesses. La puissance intacte (on pourrait presque dire : affermie par les ans) du son Metallica épouse les scènes de violence auxquelles le héros de fiction est confronté — les performances de morceaux cultes comme « Battery » ou « Ride the Lightning » restent à ce titre immanquables. La mise en scène — au sens théâtral — des shows arrive même à surprendre, en particulier dans les simulations de petits ratés, de sautes d’humeur et de gros accidents où les musiciens s’amusent à laisser planer sur eux la menace d’un fiasco, transformant l’expérience des spectateurs (dans les salles de concert et celles de cinéma) en thriller inattendu.
Sortie de régime
Il n’est pas surprenant qu’avec cette correspondance permanente, le récit de la fiction soit un peu décousu, enchaînant les scènes de chaos urbain comme le groupe enchaîne son répertoire. Mais Metallica Through the Never offre un autre motif d’intérêt, plus intrigant encore : dans la relation entre les images de la musique et celle du récit tissé autour, où le film se prend à jouer avec sa propre nature. Un préjugé pourrait nous souffler que la fiction, finalement, ne servirait que d’illustration aux exécutions successives des morceaux, tel un clip des plus ordinaires. Or quelques indices (le parking vide du début ; les premières apparitions, cartoonesques, du bassiste Robert Trujillo et du chanteur James Hetfield sous le regard du roadie…) et des incohérences dans la temporalité incitent à s’interroger sur la nature de ce qu’on regarde. Il y a la question la plus évidente : sont-ce bien les aventures du roadie qui offrent leur imagerie à la musique, ou au contraire la musique qui traduit les pulsions violentes en jeu dans l’histoire ? Mais l’ambivalence est plus profonde : l’un des récits n’existe-t-il pas que dans l’imaginaire de l’autre ? Les chansons (nourries depuis les débuts de Metallica à l’aliénation sociale et psychologique) ne racontent-elles pas, en somme, une même histoire de rébellion et de chaos comme celle qui est est racontée en parallèle ? À l’inverse, le jeune homme n’est-il pas en train de s’imaginer un concert fictif, voire ce qui lui arrive ? Sommes-nous finalement devant deux événements montés en parallèle, un clip ou le récit d’une hallucination, voire de deux ?
Le petit jeu sur le régime d’images se poursuit jusqu’à la fin du film qui, se gardant de trancher sur ces ambiguïtés, boucle la boucle d’une belle façon : dans une solitude et un vide comparables à ceux du début, à ceci près que le groupe continue de jouer. La voix imprécatrice de Hetfield s’est tue, on est passé à un morceau instrumental — le superbe « Orion », à son passage le plus apaisé. Ni cris ni rappels d’un public à présent disparu : il n’y a que le héros, n’aspirant qu’au repos et à l’expérience solitaire et secrète. Avec ce film, les showmen de Metallica (et leur complice du moment, le réalisateur Nimród Antal) n’aspiraient donc pas seulement à offrir au public, sur grand écran, l’expérience de communion tonitruante que les fans connaissent déjà et que les autres voient chez ces derniers. Il s’agit également de célébrer la dimension individuelle et toute personnelle qu’a chacun de s’approprier leur musique — cette dimension dût-elle relever du fantasme et de l’irrationnel. Comme main tendue aux fans, on a vu plus primaire et moins sympathique.