Ce fut le choc du dernier festival de Cannes. Initialement refusé par toutes les sélections, il a finalement été accepté par la Semaine de la Critique, malgré, paraît-il, des « tensions au sein de l’équipe ». En projection, c’est la consternation parmi les spectateurs : cris outrés, sièges et portes qui claquent, femmes en pleurs. Et, longtemps, on ne savait pas si le film serait distribué en France. Autant le dire tout de suite : The Great Ecstasy of Robert Carmichael va vous remuer les tripes et vous retourner l’estomac.
Tout commence par une morne plainte de violoncelle. Une musique grave et lourde, belle, douce, mais inattendue, qui peut d’un coup d’archet monter dans les aigus et se faire aussi stridente qu’une lame. C’est Robert, quatorze, quinze ans, qui travaille sagement Purcell avant que sa mère ne l’appelle à table. Le type même du jeune sans histoire, ou plutôt, avec ses problèmes d’ado classique : pas franchement populaire à l’école, peu à l’aise avec les filles, achetant à l’occasion une petite barrette de shit aux jeunes lascars du coin. Il ne parle guère et semble un peu à côté de la plaque, mais il observe, écoute, et se construit peu à peu…
Gravitant autour de lui, une communauté structurée, au cœur d’une petite ville côtière de Grande-Bretagne. Toutes les catégories sociales s’y côtoient, et le réalisateur Thomas Clay, dont c’est le premier long-métrage, nous en présente les différents membres à l’aide d’une étonnante maîtrise du fondu enchaîné et de la mise en scène. On croise ainsi des ouvriers, marins-pêcheurs à l’avenir bien sombre, la middle-class à laquelle appartiennent Robert et sa mère, la jolie Sarah, et les riches, célébrités locales qui ont réussi aux dépens des autres et qui suscitent toutes les envies, concentrent toutes les rages. Et lorsqu’est introduit, face caméra, ce Larry au regard assombri par sa visière, le rictus collé au visage, on pressent plus encore le drame à venir.
Le film, donc, est présenté comme ultra-violent. On l’a comparé à Orange mécanique : le magazine américain Variety, notamment, a écrit qu’il faisait passer le film de Kubrick pour un clip de Britney Spears. On s’est focalisé sur la dernière scène, quinze minutes insoutenables et pourtant hypnotiques d’horreur absolue, et qui a – légitimement – suscité bien des remous. Mais il faut désamorcer la polémique : la vraie violence de cette histoire ne se trouve pas dans les coups, elle est bien plus pernicieuse, prenant corps dans les gestes, les dialogues, les rires mêmes ; ces rires nerveux, hachés, tranchants qu’ont en commun tous les acteurs du drame. La tension est permanente, appuyée par une musique omniprésente allant de Purcell l’apocalyptique à la techno la plus aliénante (la scène chez les dealers est, à ce titre, d’une pression époustouflante), et par ces longs plans-séquence aux silences évocateurs.
La violence fait partie du quotidien, et on l’accepte telle quelle. Les enfants se font insulter, racketter sans mot dire. Les filles, qui draguent leurs professeurs mais couchent avec des petites frappes, sont à tout le monde, et c’est bien normal. La guerre d’Irak s’invite entre deux programmes télé. Et la drogue se fume, se sniffe, se gobe comme une évidence, parce qu’on a rien d’autre à faire, et pas d’autre moyen de s’amuser, de s’évader de cet environnement sordide. Ces enfers artificiels que Robert découvre peu à peu, les uns après les autres, sans jamais s’inquiéter des conséquences, et qui l’entraînent de petits forfaits en délits, de délits en crimes, sont-ils les seuls responsables de son déraillement fatal ? Aurait-il agi autrement s’il était resté sobre ? Faut-il chercher ailleurs les causes de sa folie ?
Voilà sans doute la plus grande violence du film : c’est qu’il relate des faits abominables sans y apporter de véritable explication, et surtout, sans imposer la moindre morale. Nul parti pris : c’est simplement l’histoire de la construction d’un jeune homme, de l’affirmation de sa personnalité et de ses choix. D’abord moqué, considéré comme un raté, Robert prend peu à peu de l’assurance avant d’endosser le rôle du leader, celui qui entraîne les autres vers l’irréparable. La « grande extase » que connaît Robert, plus qu’un mauvais trip, est en réalité sa seconde et véritable naissance. Accouché dans la souffrance et dans le sang, il est désormais prêt à affronter la vie. Après sa nuit d’horreurs, l’aube dissipe les brumes rougies, et les criminels marchent calmement vers le jour qui se lève. Seule la musique s’est tue…
Soutenu par une équipe de qualité, du célèbre chef-opérateur Yorgos Arvanitis, qui n’a décidément pas volé sa réputation (la beauté visuelle du film mérite à elle seule le détour), aux acteurs, tous résolument incarnés, Thomas Clay livre une œuvre certes violente et radicale, pas exempte de défauts (certains raccourcis faciles limitent, voire écornent quelque peu la crédibilité du scénario), mais toujours profonde, maîtrisée, poétique et personnelle. The Great Ecstasy est un vrai, un grand film d’auteur. On attend déjà le prochain avec une impatience mêlée d’angoisse.