Sur le papier de ce Möbius, autant de raisons d’y croire que de douter. Aussi, on aborde l’objet comme un chat sur le qui-vive : une patte en avant (Rochant de retour à l’espionnage, vingt ans après Les Patriotes), l’autre déjà sur le recul (depuis vingt ans, une filmographie pas franchement recommandable). Attitude critique suspecte – et cependant légitime, envers un cinéma de genre français qui a tellement contracté l’habitude de promettre pour mieux décevoir qu’aujourd’hui on n’envisage même plus de le regarder sans son bic rouge à la main. À ce titre, et disons-le d’emblée, Möbius est étonnamment désespérant. Car, dans cet exercice aux prétentions visibles mais alléchantes (dans le même mouvement, refaire le coup des Patriotes et « remaker » Les Enchaînés d’Hitchcock), on est quasiment tenté de stopper la correction en milieu de copie. La faute à une erreur prématurée et fatale – de celle qui vous plombe un exercice de maths le jour du bac. Résumons l’affaire, pour mieux la détailler ensuite : on n’y croit pas une seule seconde.
Cancre surdoué, Éric Rochant s’acharne à résoudre une équation sans remarquer que dès le petit a), il s’est planté dans son calcul. Élève appliqué, il avait pourtant exécuté les choses dans l’ordre. Lu l’énoncé d’abord ; compris les tenants et aboutissants de l’exercice ensuite ; énoncé, enfin, le raisonnement, en une formule implacablement hitchcockienne : « Le coup de foudre doit fonctionner pour que l’on croie à l’histoire d’amour. Si la scène était ratée, il n’y avait pas de film. » La réalité lui donne raison, mais à rebours. Möbius n’est ni mauvais, ni bon : il n’existe pas. Ou plutôt, il s’efface de lui-même, vient mourir dans les ornières d’une piste romantique qu’il s’acharne à creuser et qui ne lui réussira jamais. De ce fiasco (dont on ne se réjouit pas) la tentation est grande d’en énumérer les raisons, tant elles moutonnent sur l’écran et en parasitent la lecture. Certaines, simples, crèvent les yeux : Cécile de France, déjà, est aussi crédible en tradeuse glamour que Dujardin en espion russe (et réciproquement) ; le fameux « coup de foudre » entre les deux, ensuite, paraît trop volontaire, trop emprunté, massacre de son découpage pachydermique une séquence de porcelaine ; surtout, le mouvement d’oscillation du récit (thriller à bâbord, romance à tribord) tangue un peu trop, comme son yacht sur la houle déchaînée, pour dériver dangereusement vers les remous du mauvais vaudeville. Nul doute à avoir, donc, sur la nullité de l’ensemble. Une gêne tout au plus : celle d’avoir dû observer pendant près de deux heures chacun des enjeux géopolitiques et moraux du film s’évanouir dans l’alcôve et la braguette (il faut voir à quoi se réduit le personnage de Cécile de France, enflure de la finance toute contente de bien se faire baiser).
Quelque licence hitchcockienne qu’il puisse arguer, Rochant ne peut ainsi empêcher le contrat fictionnel de se rompre : impossible de croire en cette romance de pacotille, que le film tire de son chapeau au forceps. Pareillement – et malgré moult mouvements de caméra, abus de flou et de longues focales – la mise en scène accuse une étrange anémie. Suintant la virtuosité besogneuse, sa manufacture donne surtout à sentir l’effilochement de ses forces. Comme si le souffle grandiloquent auquel Möbius aspirait, au lieu d’idéalement gonfler les voiles de son navire, se retournait tout de bon contre son gréement. On voit bien cependant à quel schéma dramatique veut se plier Rochant (le conflit – réservé aux êtres select – entre intime et world business) et par quel procédé il se propose d’opérer (plus la toile se referme sur notre couple, plus les enjeux politiques gagnent en envergure). Sauf que perturbé par ces vents contraires, le réalisateur n’arrive jamais à chopper le bon angle pour en tirer parti. En conséquence de quoi sa mise en scène, au lieu d’en amalgamer les puissances, en annule carrément les forces. Tel le ruban de son titre, le film se tord ainsi sur lui-même, épuise sa substance dans ses chassés-croisés ondulatoires.
Ces forces, pourtant, Rochant les maîtrisa un jour. Ou en tout cas, elles ont soufflé pour lui. Prenons, dans Les Patriotes, ce qui en faisait l’étonnante vigueur : sa vision du monde de l’espionnage. Vision qui dans le récit ne craignait pas d’embrasser un large horizon : enjeu de fond d’abord (le travail du personnage au sein des services secrets israéliens consistant, pour faire vite, à contrôler le monde par entrisme et manipulation) qui venait rejoindre une problématique éminemment formelle (comment, avec les moyens du cinéma français, rendre compte de ce jeu de poupées russes mondialisé ?). Avec une limpidité incroyable et un storytelling à l’os, Les Patriotes réussissait l’alliage implacable du topographique, du politique et de la morale – brodant dans le même tissu raisons d’État, configuration géographique et question humaine. Loin d’aspirer à la fausse grandeur ou aux effets de manche (voir les prestidigitations narratives obèses de Nolan, aujourd’hui la norme), Rochant voyait en effet dans ce maillage globalisé, dans cette petite planète interface affranchie des rapports de distance, le prétexte à dérouler un jeu de l’oie purement horizontal. Et sur ce plateau couché à plat, la verticalité afférente au genre (le « tout le monde contrôle tout le monde ») ne bridait jamais le cheminement purement exécutif du film : précis de manipulation dense comme un roman, captivant comme un feuilleton, documenté comme une enquête journalistique, et nonobstant, sec comme un coup de trique. L’étonnement que procurait Les Patriotes (et qu’aujourd’hui, il procure peut-être encore plus) venant spécifiquement de là : de ce que ce ballet de poupées russes, qui n’aura de cesse qu’elles ne se dévorent entre elles, ne créait au bout du compte nul vertige, mais se constatait au contraire comme logique implacable et nette, presque procédurière, se déployait en une sorte de monotonie du renversement et de la manipulation d’où perçait une tristesse sourde, un accablement discrètement résigné.
De ce théâtre d’ombres tiré au cordeau, de cette cartographie d’un monde calmement désespéré, on en retrouve quelques traces, quelques velléités dans Möbius, à cela près que leur gestation paraît en avoir été précipitée : embryon dont on a cherché à faire un géant, minus qu’on oblige à passer par la grande porte. Difficile dès lors de voir autre chose devant ce gros potager internationaliste qu’un jouet d’enfant gâté et opportuniste, où le monde se réduirait à une navrante nomenclature hollywoodophile. Car en fait de cinéma, il ne s’agit ici plus que de ça : un coulissement ininterrompu d’hôtels de luxe et de bureaux gouvernementaux, un empilement désordonné de marionnettes d’état et de golems de la finance, bref, une guirlande de surfaces sans histoire s’étalant et se rétractant dans des lieux envisagés d’emblée comme décors de cinéma. Cachant son obsolescence patente derrière une rutilance de nouveau riche, Möbius n’invite en fait qu’à la consternation : celle qu’on peut ressentir face à ces contrefaçons de produit de luxe qui, peinant à singer la manufacture de l’original, n’arrive à en reconduire que la vulgarité. Sans jamais ni la comprendre ni la dérégler, Rochant et ses grands airs d’esthète populaire font ainsi tourner une machine dont le seul bruit, pourtant, suffit au malaise. Ce bruit, c’est celui du cinéma français : quand vainement lui prend l’envie de rugir à l’américaine. Qu’on se le dise : il n’y a rien à la sortie de cette grande lessiveuse qui ne saurait échapper à cette affligeante odeur de linge propre – déjà sentie mille fois ailleurs. Valant à la fin du récit comme démonstration d’intelligence, pure gonflette philosophique, rappelons au passage que le ruban de Möbius est le logo universel des matériaux recyclables. Et c’est au bout du compte le seul et unique argument de vente de ce genre de camelotes astiquées, dont la présence en tête de gondole n’est plus due qu’à l’imposture reluisante de leur prestigieux étiquetage. Les Patriotes était une bombe qui n’avait pas explosé ; Möbius est un pétard qui tonitrue dans le vide. Il est vraiment triste de voir Rochant en être arrivé là.