Cette adaptation d’une œuvre de Daphne Du Maurier (la romancière à qui l’on doit entre autres quelques films de Hitchcock : La Taverne de la Jamaïque, Rebecca, Les Oiseaux) commence sur une faute. En sacrifiant au gadget narratif du flash-forward d’ouverture censément énigmatique sur les scènes finales, avec des images encore privées de contexte et une voix-off faisant miroiter le doute, Roger Michell ne prépare pas seulement l’attente du nœud ultime de son film, il l’évente. Quand ce narrateur demande « Did she ? Didn’t she ? Who was to blame ?» et décrit le désarroi dans lequel cette énigme le laisse, il ne fait que nous informer qu’à la fin celle-ci ne sera pas vraiment résolue et que lui-même restera avec ce trouble. C’est un petit spoiler d’autant plus décevant qu’il gâche un peu ce qui constitue l’intelligence de cette adaptation. Celle-ci prend en compte le double sens que l’on peut donner au titre à la première personne : si la « cousine Rachel » dont la culpabilité pose question sera inévitablement l’objet du trouble de l’histoire, le sujet du film ne serait-il pas plutôt le sujet du trouble — à savoir le « je », le narrateur ? Si Michell ne semble pas avoir eu le cran de trancher entre les deux perspectives, le fait d’envisager l’un et l’autre est à porter à son crédit.
Le « je » s’appelle Philip, jeune fils de bonne famille de propriétaires terriens des Cornouailles au début du 19e siècle. Tôt orphelin, élevé dans un environnement majoritairement masculin et à peu près asexué, il a connu les prémices du déniaisement quand son cousin qu’il admire est parti en voyage en Italie où il a trouvé une épouse, une veuve prénommée Rachel. Quelques mois plus tard, apprenant la mort de son cousin des suites d’une maladie foudroyante et mystérieuse, Philip a une réaction dont la brutalité interpelle : convaincu que le défunt a été empoisonné par Rachel, il annonce son intention de venger cette mort. L’éclat de cette sortie laisse songeur, venant d’un garçon jusqu’ici soigneusement tenu à l’écart de toute conscience d’un désir et qui, dans cette déclaration de haine « justifiée » à l’égard d’une femme, manifeste une relation au monde bien innocente, mais dans le mauvais sens du terme : singulièrement handicapée dans sa méconnaissance évidente de l’autre, de la nature humaine, de sa propre nature. Il en est presque logique que l’apparition effective de Rachel, débarquée sur les terres de feu son époux, ébranle la ligne du jeune homme — au point de lui faire faire volte-face sur ses intentions — en le mettant pour la première fois face à l’existence de ses pulsions. La veuve brune vêtue de noir s’avère une figure conventionnelle de mystère et d’ambiguïté féminine promettant le poison pour les cœurs, mais le trouble, en réalité, était là avant son arrivée : dans les failles d’un garçon élevé dans l’absence de désir, et d’autant plus désemparé quand celui-ci s’éveille.
De deux troubles il faut choisir le meilleur
Le handicap primordial du film, parmi ceux qui le tiennent éloigné des hauteurs atteintes par Hitchcock dans le traitement de pareil suspense psychologique inspiré par Du Maurier, est de ne pas savoir trancher entre ces deux figures de trouble antagonistes, l’une étant plus intéressante que l’autre. Michell a de toute évidence l’intelligence du personnage de Philip, de sa masculinité en rodage et fragile, même quand il finit par adopter un comportement proche du mâle typique (le petit affaissement satisfait après que sa maîtresse l’ait laissé lui faire l’amour en pleine nature). Il est aidé en ce sens par le jeu assez subtil du comédien Sam Claflin, au ton empreint d’un soupçon de vulgarité terrienne qui le rend un peu moins lisse que son personnage ne l’affecte. Mais s’agissant de Rachel, ce personnage censément si envoûtant, la chair vient curieusement à manquer — sur ce point, on ne risque pas de qualifier le film de féministe. C’est comme si le réalisateur se bornait alors à suivre les directives des fausses pistes scénaristiques et comportementales qui siéent à l’archétype de la « veuve noire », en artisan consciencieux mais de peu d’idées et surtout étrangement moins soucieux de faire palpiter ce personnage d’un mystère et d’un doute qui ne soient pas scriptés, soulignés, dialogués. Rachel Weisz « fait le job » dans son rôle, mais rien à faire : Rachel la cousine reste moins un personnage qu’une figure, dont la moindre ambiguïté de comportement est déjà anticipée et n’interpelle guère. Un peu à l’image des sinuosités de sa modeste filmographie entre ouvrages bon teint et croûtes oubliables, Roger Michell semble tiraillé entre un désir sincère de donner corps aux aspérités de son drame humain et ses habitudes de faiseur discipliné, meublant comme il se doit son heritage film d’un luxe de décors « d’époque » au réalisme ostentatoire.
Ceci étant dit, cette dichotomie entre figure et personnage, à la longue, a le curieux effet d’inspirer une suggestion séduisante, peut-être le plus convaincant facteur de doute du film : et si ces ambiguïtés trop évidentes de Rachel n’étaient que des exagérations dans l’esprit tourmenté d’un Philip mal à l’aise face au caractère féminin ? L’hypothèse n’existe peut-être que dans notre tête de spectateur, mais que le film nous laisse le champ libre pour le prendre ainsi, ce n’est pas rien. Daphne Du Maurier, en tout cas, goûterait sans doute à cette interprétation.