Réalisé en 1984, Nausicaä, premier film réalisé par Hayao Miyazaki, sera donc le dernier à connaître les honneurs d’une sortie sur les grands écrans français. On y trouve déjà l’empreinte de l’imagination dantesque, inquiète et poétique du réalisateur. L’ampleur et le souffle de cette fable écologique soulignent dès le début de sa carrière les immenses qualités de raconteur d’histoire du réalisateur de Princesse Mononoke et du Château ambulant.
Dévastée par les guerres incessantes et toujours plus meurtrières de l’humanité, la Terre a changé d’écosystème. Le monde futur ne laisse que peu de place aux humains, entre des hordes d’insectes gigantesques et une forêt dont l’air même est devenu un poison pour l’homme. Réfugiés sur le bord de la mer, les habitants de la Vallée du Vent sont relativement épargnés et mènent une existence précaire mais assez paisible. Ce, jusqu’au jour où un vaisseau d’une nation lointaine s’écrase dans la vallée, porteur de l’embryon d’une des créatures monstrueuses qui ont jadis détruit le monde. Nausicaä, fille du chef de la vallée, se doit de réagir alors que la guerre menace de tous côtés.
Premier film réalisé par Hayao Miyazaki pour le cinéma, après notamment ses participations au Roi Léo et à Horus, le fils du soleil avec son complice Isao Takahata, Nausicaä affirme Miyazaki comme un réalisateur à la technique très sûre, dès ses débuts. Long de près de deux heures, ce récit d’aventure ne connaît pas un seul temps mort. La scène d’exposition propulse immédiatement le public au centre d’une intrigue complexe, qui s’appuie particulièrement sur ses personnages. Outre Nausicaä, le premier d’entre eux, tous les autres protagonistes acquièrent une épaisseur voulue par un réalisateur qui offre à chacun son importance dans un récit pourtant foisonnant. Loin de perdre son spectateur dans les circonvolutions d’un récit chaotique, Nausicaä emporte l’adhésion grâce à une galerie de portraits qui favorise l’identification.
Un soin tout particulier a été porté au langage des corps. La majorité des personnages masculins acquiert grâce à ce luxe narratif et visuel − nous sommes en 1984 − un potentiel expressif réel, alors que leur uniformité physique pourrait laisser craindre le contraire. Et si Asbel, la princesse Kushana, ou son lieutenant Kurotawa bénéficient eux aussi d’un regain de profondeur dû à l’importance donnée à leurs corps, Nausicaä elle-même est magnifiée. Occupant la plupart du temps l’écran à part entière, la tension comme le bonheur qu’elle ressent sont extrêmement communicatifs. On ne peut que s’émerveiller de la façon dont le personnage est presque entièrement défini par sa première apparition à l’écran.
Nausicaä est l’adaptation par son auteur de son propre manga, volumineuse œuvre parue depuis près de vingt ans en France. Comme pour Akira, pour lequel l’auteur-réalisateur Katsuhiro Otomo avait supervisé le devenir de son œuvre depuis le manga jusqu’au film, Nausicaä est donc l’occasion rare de voir comment une œuvre peut être déclinée de la bande dessinée vers le film d’animation. C’est en toute liberté que Miyazaki a réalisé son premier film, et avec un tel succès que cela lui donnera la possibilité de fonder le studio Ghibli, producteur de tous ses films depuis. S’il est indéniable que la lecture de l’œuvre dessinée s’impose à tout amateur du film, il ne faut pas cependant déconsidérer le film, qui en exprime l’essence grâce à un remarquable travail de réécriture, et possède sa grâce propre.
Si le sens du récit et la maestria technique de Miyazaki sont bien présents dans Nausicaä, le film contient aussi toute la thématique chère au réalisateur, déjà développée. La marque de fabrique de l’artiste, les appareils volants, sont notamment présents. Absolument centraux dans Porco Rosso, Kiki la petite sorcière ou encore Laputa, le château dans le ciel, les appareils volants sont une partie intégrante de l’œuvre du réalisateur même dans les films où leur position est plus mineure. Nausicaä se range dans la première catégorie : l’aile Maeve sur laquelle se déplace Nausicaä est comme les divers appareils − avion, balai ou … château ! − dans les films précités, l’expression ultime de la liberté pour leurs possesseurs. Fierté de sa communauté, Nausicaä l’est avant tout pour sa maîtrise du vent et du vol. Ce qui pourrait la faire se sentir supérieure n’est jamais pour elle une source de fierté déplacée, tout au plus une échappatoire dans les rares moments où sa conviction laisse place au doute. Une pléthore de navires volants, et un bestiaire d’insectes géants presque biomécaniques complètent la ménagerie de ce film avant tout aérien.
La Nature, autre grande thématique chère à Miyazaki, tient ici une position prédominante. Loin d’une image d’Épinal de force paisible qui subit les pires outrages, elle est ici en position de force, d’agression même, envers une humanité qui plus que jamais à désappris à vivre avec elle. La Nature de Mon voisin Totoro, qui se propose doucement de réparer les horreurs de la bombe atomique grâce aux plantes et aux animaux dans une séquence onirique et subtilement émouvante, est ici bien loin. C’est plus celle de Princesse Mononoke, avec ses animaux géants, doués de sens et vengeurs, qu’évoque la Mer de la Décomposition de Nausicaä.
Les films de Miyazaki donnent toujours le premier rôle aux enfants, ou du moins aux jeunes adultes. Kiki, Fio dans Porco Rosso, les héros du Château dans le ciel, le splendide personnage de Satsuki dans Totoro, Ashitaka dans Mononoke partagent avec Nausicaä le fardeau d’avoir eu à grandir trop vite, forcés par les circonstances. Cependant, tandis que nombre de ces personnages gardent une part enfantine et rêveuse, Ashitaka et Nausicaä se distinguent. Ils sont tous deux contraints par la conscience de leurs responsabilités d’assumer un rôle central dans un conflit qui dépasse les adultes. Ces adultes, pour Miyazaki, sont perpétuellement l’expression et le symbole d’une société humaine au caractère statique, qui fait miroir à notre propre société. L’angélisme est absent de ces deux personnages, de même que la tentation de l’héroïsme vain. Miyazaki tient pour vrai que les grandes choses ne sont jamais accomplies par des moyens purs. On meurt par centaines dans Nausicaä comme dans Mononoke, et à aucun moment cette violence n’est atténuée par le récit. Dans ces deux films, la conclusion, quand bien même elle serait positive, laisse dans la bouche un goût de cendre, au cœur le sentiment d’un gâchis énorme, et la peur que la leçon enseignée par les événements ne soit que temporaire, pour les protagonistes comme pour le public.
La parenté entre Princesse Mononoke et Nausicaä est d’autant plus évidente que les deux films sont apparus relativement rapprochés dans le temps au public français. Mais la comparaison ne peut s’arrêter là, et il convient de considérer l’évolution du discours entre les deux films, distants d’un peu moins de 15 ans. Peut-être l’espoir est-il un peu plus présent dans le récit d’anticipation du début de la carrière de Miyazaki. Sans angélisme ni pathos, Nausicaä délivre un message clair, et similaire à celui de Mononoke : le comportement de l’homme quant à lui-même, et quant à la Nature, le conduira à la catastrophe.
Nausicaä, par la remarquable maîtrise de sa forme comme par l’exhaustivité des thèmes chers au maître, constitue le compendium de l’œuvre de Miyazaki. Le découvrir en France aujourd’hui donne l’impression d’assister au point d’orgue de sa carrière, alors que ce chef-d’œuvre est son premier film. Heureusement pour nous tous, mieux vaut (beaucoup trop) tard, que jamais…