Premier long métrage de Sébastien Betbeder, Nuage croise les errances de quatre personnages, et cherche à proposer une vision du monde libérée des carcans de la narration classique, en « acceptant de croire à ces liens qui existent entre les êtres, les choses et les événements ». Démarche qui se veut audacieuse, mais dont la poésie ankylosée finit par tourner à vide.
La première scène est prometteuse. Un photographe réalise son autoportrait. Le regard est las. Les traits du visage semblent à deux doigts de s’écrouler. Immédiatement après, le visage, figé sur papier, sortira de l’eau, dans une atmosphère baignée de rouge. On pressent une réflexion rêveuse sur l’image, le regard. Sur la trace, et la mémoire. Sur la vérité des êtres, aussi. On se souvient de l’ouverture de L’une chante, l’autre pas, d’Agnès Varda : un photographe immortalise des femmes qui fixent l’objectif, et attend pour cela le moment où, fatiguées de poser, elles cesseront de lutter, et offriront, dans la lassitude même, la vérité de leur regard. Les portraits photographiques que filme Sébastien Betbeder ont ceci d’intéressant, et de réussi, qu’ils privilégient la sincérité et l’authenticité sur toute forme de mise en scène. Ils s’efforcent de s’attacher à l’essence. Malheureusement, l’entreprise est de courte durée, et le film se perd rapidement dans une poésie ampoulée et peu convaincante.
Soit l’histoire d’une femme qui disparaît du jour au lendemain, et laisse son mari et sa fille dans une inquiétude sincère mais tranquille. Soit un jeune homme, Simon, qui souffre de cécité et d’amnésie passagères. Soit un lieu, « L’Orée du Bois », au-dessus duquel passent les nuages, et qui finira avalé par la brume. Il faut, du moins, reconnaître à Sébastien Betbeder un goût de l’insolite assez rare. Il s’attache à construire un univers qui bouscule les cadres de la narration, et bannit la psychologie, l’explication, et presque le dialogue ; restent quelques monologues, beaucoup de regards, et des errances muettes. Betbeder interroge. Le réel ? Non, plutôt le cinéma. Il exploite ce qui d’ordinaire fâche la vraisemblance, et, avec elle, le grand public : les regards-caméras, les fondus au noir répétés et prolongés (ils sont censés rendre compte de la cécité occasionnelle de Simon), les silences interminables. Ce pourrait être une audace esthétique passionnante. Malheureusement, le film ne dépasse guère le stade du nombrilisme cinématographique : la caméra refuse de se faire oublier, et se met constamment en valeur, aux dépens du film lui-même. La frontalité agace parce qu’elle respire l’artifice, alors qu’elle se donne justement pour but de montrer l’essence des êtres, de faire advenir une authenticité, de l’acteur à la caméra, et de l’acteur au spectateur. Mais c’est une sincérité truquée, qui reste engoncée dans une fausse audace formelle bien trop préoccupée par sa propre gloriole pour porter des fruits. L’anti-naturalisme (dans le cadrage, le montage, mais aussi la direction d’acteurs) irrite parce qu’il est éminemment narcissique. Et parce qu’il est la promesse d’une poésie qui n’arrive jamais.
Il y avait, pourtant, matière à construire quelque chose d’intéressant. Deux très bonnes actrices, tout d’abord : Nathalie Boutefeu, aperçue dans Irma Vep et Rois et reine, et Aurore Clément, fantôme surgi de chez Louis Malle ou Coppola (sa première apparition, blonde fascinante cadrée de profil, convoque le souvenir des revenantes hitchcockiennes). Leur élégance, leur discrétion, sont porteuses d’un mystère que l’on aimerait plus contagieux. Les thématiques effleurées par Betbeder n’en étaient pas moins intéressantes : il interroge le rapport entre les arts (de la photographie au cinéma en passant par la peinture), et, plus largement, l’image comme condition possible de la mémoire (la cécité et l’amnésie sont inséparables). La métaphore de la trace est déclinée sous toutes ses coutures : trace photographique ou trace mentale, elle est ce qui convoque le souvenir, au milieu d’une labilité et d’une incertitude que le motif de la fumée symbolise à gros traits. Du « nuage » qui donne son titre au film à la brume qui finit par envahir l’écran, en passant par la fumée qui s’échappe de la voiture accidentée de Simon, on effleure une esthétique de l’évanescence qui, malgré son intérêt certain, ne survit pas à la lourdeur de son traitement.
Au fond, le film de Betbeder correspond très exactement à l’une des toutes premières répliques, qui, rétrospectivement, ressemble furieusement à une déclaration programmatique. Au photographe à qui il rend visite, et dont il admire l’œuvre, Franz (Bruce Myers) dit : « C’est beau. » Ce à quoi l’artiste répond : « Je ne sais pas. Je cherche. » Espérons que pour son second film, Sébastien Betbeder trouvera.