Soyons honnêtes : il y a quelques années déjà que nous avions cessé de nous intéresser à la filmographie de Tonie Marshall. Après le sympathique Vénus Beauté (Institut) en 1999, pour être précis, dont le succès critique et populaire a été suivi de films pas franchement réussis, parfois sauvés par leurs acteurs (une Judith Godrèche hilarante dans France boutique, notamment), mais au mieux tout juste anecdotiques. La vraie réussite de Numéro une tient notamment au plaisir de voir une réalisatrice retrouver l’inspiration qui lui avait fait défaut toutes ces années, mais pas seulement. Film éminemment politique, à la fois tendu et élégant, Numéro une parvient à s’inscrire dans une tradition cinématographique très contemporaine (le thriller glaçant dans le monde des affaires) et à y insuffler une humanité qui fait souvent défaut à un genre où les ressorts scénaristiques priment sur l’étude de personnages. Tonie Marshall vise les deux, et si Numéro une frôle parfois le trop-plein et n’évite pas toujours les raccourcis et les stéréotypes, il parvient à s’élever au-dessus du tout-venant et à tenir le cap jusqu’au bout.
Les femmes aux affaires
Brillante ingénieure qui a su se hisser jusqu’au comité exécutif de l’une des plus grandes entreprises publiques françaises, Emmanuelle Blachey (Emmanuelle Devos) n’entend pas en rester là. Mais son ambition professionnelle prend une tournure inattendue lorsqu’elle est un jour approchée par un réseau de femmes d’influence qui lui proposent de briguer le poste de PDG d’une entreprise du CAC 40, et de devenir ainsi la première femme à accéder à une telle responsabilité. Emmanuelle hésite, d’autant que les embûches sont nombreuses — à commencer par une concurrence très masculine, prête à tout pour ne pas se laisser doubler par une femme jugée illégitime tant par sa carrière que par son sexe.
Tonie Marshall et sa co-scénariste Marion Doussot (aidées par Raphaëlle Bacqué, grand reporter au Monde) se sont longuement documentées et préparées pour l’écriture de Numéro une (au départ un projet de série intitulé Le Club), et cela se voit. Le film fourmille de détails qui dénotent un réel souci de coller à la réalité d’un univers pris le cul entre deux chaises, entre traditions tenaces et évolution inéluctable. À savoir, l’émergence d’un nouveau type de management, porté par des femmes qui n’ont rien à envier à leurs homologues masculins question compétences et autorité, mais qui s’exerce différemment. La mise en scène, toute en ambiance feutrée et cadrages serrés sur des corps en représentation, tendus par la course au pouvoir, sait se faire discrète pour rester au service de son scénario (les rares fois où elle s’en éloigne pour s’aventurer du côté de l’allégorie et des flash-backs, c’est nettement moins convaincant). Tonie Marshall montre très bien les petites humiliations quotidiennes subies par des femmes qui, même aux plus hautes fonctions, doivent composer avec un sexisme qui ne dit pas son nom, une défiance quasi systématique et des réflexes d’un autre âge. Quand, par exemple, Emmanuelle doit gérer une crise au sein de sa propre équipe et mettre à pied un de ses collaborateurs, un de ses collègues du comité exécutif lui demande si elle souhaite qu’il s’en charge à sa place. Ou comment le bon vieux mythe du cow-boy qui prend les choses en main est coriace, surtout dans le monde archi-patriarcal de l’entreprise.
Certaines femmes
Emmanuelle n’est pas une super-héroïne, et Tonie Marshall veille à ne pas charger la barque d’un côté comme de l’autre. C’est un très beau personnage, que la réalisatrice prend soin de ne pas encombrer des casseroles habituelles (si l’on excepte un background maternel aussi inutile que grossier, platement illustré et un peu encombrant), entouré d’une cellule familiale esquissée avec un réel souci de ne pas tomber dans les travers du « film dossier ». Emmanuelle a un mari qui la soutient, mais qui réclame aussi sa part d’équité dans un couple dont on devine l’histoire à travers d’infinis détails. Elle a aussi des enfants et un père, malade mais facétieux (Sami Frey), à la fois conseiller et confident, et là aussi la réalisatrice évite les pièges du mélo œdipien qui pourrait plomber leurs scènes. Est-il utile de préciser qu’Emmanuelle Devos est parfaite ? L’actrice, qui donne toujours le sentiment d’exprimer mille choses avec un minimum d’effets, est toujours juste, jamais où on l’attend, dans une forme de jeu qui réussit le miracle d’être crédible sans se soucier d’un quelconque naturalisme. De l’art d’être au monde en assumant un léger décalage, une étrangeté qui rendent chacune de ses interprétations plus vraies que nature.
Numéro une est un film qui veut dire et montrer beaucoup de choses sans pour autant perdre de vue un certain sens de ce que doit être le cinéma populaire, et c’est tout à son honneur. Il en pâtit parfois, multipliant les personnages et les détours narratifs (des restes du projet initial de série ?) qui frôlent parfois l’indigestion. Si les personnages féminins s’en sortent plutôt bien (de Suzanne Clément à Francine Bergé et Anne Azoulay, les comédiennes s’acquittent à merveille de rôles qui tenter d’exister sans sombrer dans la caricature en quelques scènes à peine, une gageure pas toujours relevée), les seconds rôles masculins sont moins bien servis… Tout du moins, ceux qui représentent « l’ennemi », symbolisé essentiellement à travers les personnages interprétés par Richard Berry et Benjamin Biolay. Tonie Marshall en rajoute parfois trop dans le côté retors et graveleux de ces hommes d’un autre âge, portés par une fierté masculine mal placée, divisés en un combat de coqs ridicule là où la fameuse solidarité féminine, elle, s’exerce jusqu’au bout. La démonstration est un poil simpliste et aurait mérité un peu plus de nuance. Ce qui n’entache pas pour autant la belle réussite de ce film qui montre une nouvelle facette de Tonie Marshall : moins fantaisiste, en prise avec un présent et une urgence qui vont bien à son cinéma.