En 2012, les femmes de ménage de l’hôtel Campanile Première Classe de Suresnes menaient une grève visant à réclamer la fin de la paye « à la chambre », et l’instauration d’un salaire indexé sur leur temps de travail. Denis Gheerbrant les a filmées pendant les vingt-huit jours du conflit. La beauté du regard qu’il porte sur l’action même de tenir une grève ne suffit malheureusement pas totalement à compenser la difficulté du réalisateur à recueillir la parole des grévistes. Constat surprenant, quand on repense aux incroyables récits présents dans les films de sa suite La République Marseille et dans Après, un voyage dans le Rwanda.
Réappropriation
Lui-même à l’image et au son, Denis Geerbrant partage ainsi avec les grévistes ce petit bout de trottoir devant l’entrée de l’hôtel. De cette position centrale, qu’il ne quittera quasiment jamais, le réalisateur parvient dès le début à concentrer son regard sur l’acte de faire grève, dans le sens de l’occupation physique d’un espace. Il les regarde danser, les écoute chanter et revendiquer, ces femmes qui sont habituellement maintenues dans l’invisibilité. L’une d’entre elles crie « c’est notre territoire !» à destination d’employées appelées par la direction de l’hôtel pour les remplacer. On repense à Rolf, le docker marseillais qui, dans le film Les Quais, revendiquait dans un cri de colère l’interdiction de bloquer l’accès à la mer. « C’est dans les livres de lois !» hurlait-il. On retrouve ainsi dans On a grèvé cette nécessité de réappropriation de l’espace, et de l’espace public en premier lieu. La rue, lieu visible et légal de contestation, s’oppose à ce qui est caché, organisé par ceux qui ont le pouvoir d’imposer d’autres règles que celles des lois, zones dissimulées derrière des façades d’immeubles opaques et surexposées par une lumière froide. Dans le cercle humain qu’elles forment, ces femmes échangent, se rencontrent. Une lutte commune les réunit et les soude autour de revendications qu’elles partagent, faisant fi de leurs origines géographiques différentes. Le réalisateur, particulièrement attentif au phénomène, observe avec foi et sensibilité la prise de conscience grandissante de cette « Dernière classe » comme elles aiment à s’appeler, en opposition au nom de l’hôtel, « Première classe ».
La place incertaine de la parole
Alors que les jours de grève s’égrènent, Denis Gheerbrant tente de faire raconter aux manifestantes leurs parcours, leurs familles, leur quotidien. Et étonnamment, il y parvient assez mal, se heurtant à la pudeur dont elles font preuve. Tout comme dans ses précédents films, il se place à la distance d’une vraie conversation, filmant les visages de très près. Mais là où il cherche des récits, il ne trouve que des informations souvent lâchées visiblement à contre-cœur. Rien ne surgit vraiment de cette force qui les pousse à tenir. Parallèlement, sur ce même trottoir, un syndicaliste organise le mouvement. Ne se détournant pas des manifestantes, Denis Gheerbrant ne s’adresse pas directement à lui. Interviewé sur place pour France Inter, ce syndicaliste explique que la lutte est organisée, et que, de ce fait, elle assurera aux femmes de ménage d’obtenir des conditions de travail légales. Pas d’improvisation donc dans cette grève, le savoir-faire de la CGT est à l’œuvre. Le film pourrait alors prendre une toute autre direction, s’ouvrant à la question des liens entre la spontanéité d’un mouvement et son organisation dans le but d’obtenir des acquis concrets. Car là où semblait se dérouler l’éternelle lutte de David contre Goliath, apparaît un conflit plus institutionnalisé, dans lequel chacun a un rôle à tenir.
La fin et les moyens
Mais c’est justement cette incapacité à révéler les rapports entre les différents acteurs de la lutte qui fait perdre au film sa force. En effet si l’absence de la direction de l’hôtel dans le film est un parti pris judicieux permettant au réalisateur de maintenir le « huis-clos » à l’intérieur du groupe de grévistes, le rapport volontairement distancié avec celui qui organise le mouvement est quant à lui maladroit. Car par sa simple présence, le syndicaliste modifie notre regard sur cette lutte. Il manque ainsi cruellement ce qui relie ces citoyennes manifestant pour la première fois à ce combattant capable de tenir les rangs pour remporter le bras de fer. Sans le prisme de l’expérience des grévistes, le syndicat apparaît uniquement comme une sorte de machine à gagner. Or, aborder ainsi son apport à la lutte aboutit à transformer certains passages en un plaidoyer pour l’efficacité des organisations syndicales. Le film se conclue ainsi plutôt faiblement sur des cartons décrivant les acquis sociaux obtenus, sorte de happy-end des plus pragmatiques. On retiendra plutôt de la fin ce plan qui voit les femmes de chambres regagner de nouveau leur invisibilité à l’intérieur de l’hôtel. Leur visage a changé, elles semblent dotées désormais d’une confiance issue d’une expérience politique qui peut laisser imaginer que cette fin n’en est pas une. En attendant cette prochaine fois, elles disparaissent. On se dit alors que la beauté du film réside essentiellement dans ces moments où Denis Gheerbrant, en filmant ces femmes en tant que groupe se renforçant dans la contestation, nous permet de voir que le simple acte de grève peut constituer une des plus belles expériences citoyennes qui soient.