Réalisé la même année que le cultissime Eve, soit en 1950, On murmure dans la ville fait pourtant partie des œuvres relativement oubliées de la filmographie de Mankiewicz. Seule collaboration entre le réalisateur et Cary Grant, le film vaut surtout pour son progressisme affiché, même si l’ensemble se révèle finalement assez inégal.
En 1950, lorsque Joseph Leo Mankiewicz réalise On murmure dans la ville, il est encore un jeune réalisateur américain, fraîchement auréolé des succès de Chaînes conjugales et Eve. Réputé pour son progressisme et son goût immodéré pour les dissections de la société américaine, le réalisateur est durement confronté au maccarthysme, même s’il peut continuer sa carrière sur le sol américain, contrairement à d’autres artistes contraints de s’exiler ou de dénoncer leurs proches. On murmure dans la ville tient justement sa force et son originalité de cette expérience douloureuse. Dans un système où les producteurs et la censure réduisent considérablement la marge de manœuvre des réalisateurs, Mankiewicz parvient à livrer son œuvre la plus personnelle.
Ici, il est question du docteur Noah Praetorious (Cary Grant), médecin et enseignant peu conventionnel qui s’attire les foudres de son entourage professionnel. Le film n’explicite pas très clairement ce en quoi le personnage s’affiche à contre-courant de la pensée dominante de l’époque. Tout au plus pouvons-nous comprendre que le médecin accorde une place prépondérante à la parole pour soigner certains maux (on pense bien évidemment à Freud dont les thèses étaient largement reprises dans le cinéma hollywoodien de l’époque) mais ce qui prédomine surtout sous le regard de Mankiewicz, c’est la question de la conviction qui, dans un pays où l’on prétend respecter les principes fondamentaux de la liberté d’expression, n’est pas entièrement respectée. Le médecin peu conventionnel est adulé par les étudiants et rencontre vraisemblablement de très beaux succès au sein de sa propre clinique. Figure progressiste presque érigée en tant que symbole, Praetorious est secondé par deux autres personnages : Shunderson (Finlay Currie), qui traîne derrière lui un lourd secret et grâce auquel la peine de mort est ironiquement critiquée, mais surtout Deborah Higgins (Jeanne Crain), une étudiante en médecine qui tombe amoureuse du héros.
C’est bien ce personnage qui permet à Mankiewicz de tendre à l’Amérique un miroir peu flatteur. La jeune femme, enceinte d’un homme qui l’a depuis quittée, est terrifiée parce qu’elle sait que son oncle, un rétrograde comme on en fait malheureusement encore aujourd’hui, ne tolérera pas un tel écart de conduite. En 1950, le sujet est plutôt osé, d’autant plus que tout, dans la mise en scène de Mankiewicz et le jeu de l’actrice, encourage à une totale empathie envers ce personnage. Bien évidemment, le médecin la sauvera de ce terrible embarras, mais pas d’une manière attendue (pour l’avortement en ces temps de forte pression morale, revoyons plutôt le magnifique Une place au soleil de George Stevens).
Pour un spectateur contemporain, l’engagement de Praetorious peut ne convaincre qu’en surface, mais il est nécessaire, pour apprécier les qualités de ce film courageux, de le remettre dans son contexte de réalisation. Le médecin, pourtant sympathique parce qu’il défend avant tout l’acceptation de l’autre dans son ensemble, doit faire face aux lourds reproches de ses confrères. Chaque mystère, chaque écart devient un fabuleux prétexte pour remettre en question l’honnêteté et le dévouement du médecin, tant vantés par les patients et les étudiants. Mais les rumeurs mystérieuses s’avèrent finalement bien décevantes (reste à savoir si telle était la volonté de Mankiewicz) et donnent le sentiment plutôt frustrant pour le spectateur que tout n’était que vague prétexte à dresser le portrait d’un homme qui se bat pour ses idéaux. L’une des scènes finales – au dénouement tout de même improbable – a pourtant l’insigne mérite d’illustrer les excès de l’État américain durant le maccarthysme. Le médecin, assis dans une salle de réunion, doit faire face à son accusateur et à un juge : ce sont bien les auditions de la Commission qui sont ici remises en scène et, même si l’ironie et l’absurde choisis par le réalisateur tendent à trop dédramatiser l’enjeu, reste le témoignage édifiant d’un homme qui dut se justifier de croire en un monde meilleur.