De Dino Risi, disparu il y a quelques semaines, on a retenu l’image d’un maître de la « comédie à l’italienne », celle qu’a laissée l’auteur des Monstres (1963), et de farces volontiers satiriques telles que La Femme du prêtre (1970). Mais ses films les plus réussis (parmi lesquels on peut compter le magnifique Fanfaron de 1962) semblent proposer une tonalité plus ambiguë. Parfum de femme est de ceux-là, et cultive le mélange des genres et des tons avec brio. Réalisé en 1974, avec un Vittorio Gassman très en forme, le film ressort en copies neuves. À ne pas manquer.
« Ce n’est pas une histoire de cécité, mais de solitude », a dit Vittorio Gassman en recevant le Grand Prix d’interprétation masculine du festival de Cannes, en 1975. Cette histoire, c’est celle de Fausto, capitaine de cavalerie, bel homme et amateur de femmes qui, sept ans auparavant, a perdu la vue en manipulant une bombe. Un jeune homme de 18 ans est chargé de l’accompagner de Turin à Naples : Fausto doit y retrouver un ami, Vincenzo, lui aussi aveugle ; il y retrouvera également Sara, jeune femme très éprise de lui, mais dont il rejette l’amour, qu’il prend pour de la pitié. Le voyage confronte la naïveté du jeune premier au violent cynisme de l’aveugle vieillissant. « Le sexe, les cuisses, deux belles fesses : voilà la seule religion, la seule idée politique, la vraie patrie de l’homme » : telle est la profession de foi du capitaine, qui dissimule son amertume derrière une agressivité et un appétit sexuel imperturbables.
Le point central – et grandiose – du film, c’est le personnage de Fausto, et l’interprétation extraordinaire de Vittorio Gassman, acteur fétiche de Dino Risi ; on se souvient notamment de sa composition dans Le Fanfaron, aux côtés de Jean-Louis Trintignant, en 1962. Plus de dix ans après, Risi propose à Gassman un nouveau rôle d’homme de plaisir, d’une arrogance frisant l’insupportable, mais dont on sent d’emblée qu’elle ne fait que masquer une angoisse profonde. Plus agressif que vantard, Fausto se lance toutefois dans le plaisir avec une démesure plus désespérée que celle, nettement frivole, du « fanfaron ». La frivolité n’est pas le propos de Parfum de femme ; il ne s’agit pas de séduction, ni même d’amusements, mais bien d’animalité. L’abandon à la jouissance est symptomatique d’un renoncement plus fondamental – choix du corps, et renoncement, simplement apparent peut-être, à une âme dont Fausto s’inquiète pourtant par éclairs ; renoncement quasi satanique (le nom du personnage n’est pas innocent) de celui qui, parce qu’il n’est plus comme les autres hommes, fait le choix illusoire et intenable de la bestialité. La marginalité s’en trouve reconvertie en anormalité ; exclu de la communauté des hommes qui voient, Fausto semble s’exclure de celle des êtres humains – dans sa défense en actes de l’animalité, son refus du sentiment, et peut-être plus largement, son refus de l’autre. Une fois de plus, Dino Risi s’intéresse à des êtres hors normes, démesurés, des « Monstres » au même titre que ceux qu’il avait filmés en 1963. « Le spectacle trouve volontiers son inspiration dans la difformité car la normalité n’est pas spectaculaire », déclarait le cinéaste au moment de la sortie du film. Spectaculaire, Fausto l’est – tout comme l’est la prestation de Vittorio Gassman, qui parvient à être subtil dans son outrance même, et à faire constamment planer sur le joyeux histrion qu’est Fausto le soupçon du désespoir.
Chaque acte, chaque parole de Fausto semblent avoir pour unique but d’éloigner la pitié. Or, en construisant son propre personnage, en jouant constamment la cruauté et le rire pour mieux masquer l’angoisse et écarter tout sentiment d’empathie, Fausto dessine toute une démarche de mise en scène inscrite en creux : Parfum de femme est précisément un film qui refuse de jouer sur la pitié, ficelle tire-larmes qui aurait été très facile à mobiliser avec un tel sujet, et dont le film se passe brillamment. A l’image de son personnage, le film construit une fiction de rire, une fiction de comédie, qui dissimule à chaque instant une mélancolie dont on devine toujours la présence, mais qui refuse de se donner en spectacle comme telle. En nous interdisant de prendre Fausto en pitié, il s’interdit tout choix générique – refusant, en l’occurrence, celui du mélodrame. De plus, la pitié aurait supposé, pour le spectateur, de tenir le personnage à distance, avec, sinon une forme de mépris, du moins un sentiment de supériorité tranquille ; cette démarche nous est ici interdite. À aucun moment le spectateur ne peut se contenter de considérer Fausto comme un « pauvre aveugle », et de se sentir à l’abri de ce qui affecte le personnage. Si le film est une histoire de solitude plus que de cécité, il n’est pas anodin qu’il soit impossible de réduire la souffrance de Fausto à son handicap, et, par conséquent, de s’en sentir protégé.
« Profumo di Donna est certainement un film plus grave que d’habitude pour moi, et plutôt que de comédie à l’italienne il faudrait peut-être parler ici de tragédie à l’italienne. » Ces propos de Dino Risi rendent bien compte de cette instabilité générique qui est l’un des aspects les plus réussis du film : le dénouement même ne tranche pas, et à l’hypothèse de la rédemption par l’amour (qui tirerait le film du côté du mélodrame) peut répondre celle de la résignation à la dépendance, franchement tragique. Mais, si le comique domine dans la première partie, et la mélancolie dans la seconde – mélancolie notamment appuyée par la musique d’Armando Trovajoli, compositeur fétiche de Risi mais aussi, entre autres, d’Ettore Scola –, l’enchevêtrement est constant et rend peut-être compte d’un tournant plus général dans l’histoire du cinéma italien : les années 1970 sont riches en œuvres mi-légères, mi-graves, loin de la franche « comédie à l’italienne » des années 1950. Antonioni a succédé à Toto et il n’est plus possible de rire sans nuances. La même année que Parfum de femme, Ettore Scola réalise Nous nous sommes tant aimés, chef‑d’œuvre de nostalgie feutrée et de sourires tristes.
Le titre du film – qui peut faire songer à l’air « Odor di femmina » du Don Giovanni de Mozart, devenu emblématique du donjuanisme – fait référence au fait que Fausto identifie à l’odorat non seulement la présence des femmes, mais aussi leur couleur de cheveux et leur allure générale. Titre fabuleux, qui dit bien ce rapport à l’évanescent et à l’insaisissable – cette labilité des choses et des êtres qui nous entourent ; rapport mélancolique et brumeux à un monde auquel celui qui ne voit plus ne peut plus vraiment croire. Mort des images, mort des illusions : Parfum de femme est aussi et surtout un grand film du désenchantement. Et du désir inavoué, et sans cesse dissimulé à soi-même et aux autres, de se raccrocher à des certitudes et des sentiments dont on connaît pourtant la fragilité.