Cinéaste de l’ambiguïté, parfois critiqué pour sa fascination pour les personnages névrosés et violents, Robert Aldrich était un réalisateur clairement à part dans le système hollywoodien. Parallèlement à la rétrospective complète dont il fait l’objet à la Cinémathèque, c’est un film aussi rare que précieux qui bénéficie aujourd’hui d’une nouvelle exploitation en salles : Pas d’orchidées pour Miss Blandish (1971).
Rien qu’au bout de quelques minutes, il est difficile de ne pas voir dans ce film d’Aldrich l’influence qu’il a pu exercer auprès des frères Coen, notamment pour ce qui reste probablement à ce jour leur meilleur film, Fargo (1996). On y voit effectivement Barbara Blandish, jeune héritière aussi autoritaire qu’hystérique, se faire enlever par une bande de malfrats pas franchement doués. À tel point qu’ils se font voler la poule aux œufs d’or par d’autres kidnappeurs bien plus expérimentés, la famille Grissom (d’où le titre original, The Grissom Gang). Ce passage-relais du principal ressors scénaristique au bout de quelques minutes (plutôt inhabituelle dans les constructions dites plus classiques) a pour intérêt d’introduire très progressivement le spectateur dans un environnement bien plus complexe, malsain et névrosé que ne le laissait supposer la simple prise d’otage par des bandits si peu expérimentés qu’aucun autre élément ne semblait pouvoir venir perturber l’équation très simple : enlèvement + séquestration + négociation + résolution.
Excellent technicien, fruit de la RKO où il a exercé en qualité d’assistant réalisateur dès 1942, Robert Aldrich s’est vite démarqué de ses compères par une propension à démonter sans détour deux grands mythes américains : la conquête de l’Ouest (Bronco Apache, Vera Cruz, El Perdido) et l’industrie de l’entertainment (Le Grand Couteau, Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, Le Démon des femmes, Faut-il tuer Sister George ?). La crudité généralement employée a régulièrement déstabilisé le public et la critique pour progressivement fragiliser l’assise du réalisateur au cours des années 1960. C’est donc affaibli qu’il décide d’adapter le roman de James Hadley Chase, paru en 1938. Mais là où ses précédents déboires l’auraient invité à davantage de prudence, Robert Aldrich ne renonce pas à ses obsessions et décide même de rendre le script initial encore plus ambigu. Si la jeune Blandish devait être droguée et abusée par l’un des membres de la famille Grissom, l’adaptation cinématographique montre une jeune femme aussi calculatrice que sensible, consciente de ses atouts auprès du jeune chien fou de la famille, prête à jouer de ses charmes pour s’obtenir des faveurs normalement refusées à tout otage.
Pour le réalisateur, c’est surtout le moyen de mettre totalement à jour les névroses les plus extrêmes de ses personnages. La famille Grissom, dominée d’une main de fer par une mère castratrice aux allures de vieille sorcière, est un véritable nid à psychose. La maison, aussi étouffante et fermée que ne l’était celle des deux sœurs de Baby Jane, suinte la folie et l’absence d’humanité. En associant à cette bien étrange atmosphère la délicate mais revêche Blandish, Robert Aldrich joue de violents contrastes sociaux, mettant en opposition l’arrogante bourgeoisie américaine et les « rebuts de la société » (pour reprendre les termes de la kidnappée) faisant fi de toute morale pour obtenir ce que le grand capital leur refuse : le pouvoir financier. Mais là où le film touche au génie, c’est en ne sombrant pas dans une répartition manichéenne des bons et des mauvais rôles. Le manque d’amour et la violence psychologique se retrouvent de chaque côte de la barrière sociale et participent à la création de monstres déshumanisés aux apparences pourtant bien diverses.
Au milieu de cette vision ultra-violente, finit pourtant par émerger un îlot d’amour à ce point improbable qu’il en devient bouleversant. Entre la fille Blandish et le fils Grissom, bien que tout les oppose, naît progressivement un sentiment qui les unit au-delà de leurs différences culturelles et sociales : ils se reconnaissent mutuellement, avec leurs propres gestes et leurs propres mots, dans cette solitude qui les a jusqu’ici privés d’aimer et d’être aimé. En ce sens, les dernières scènes du film, si elles gardent toujours le caractère ultra-violent propre à la vision du monde d’Aldrich (fusillades, massacres de la plupart des protagonistes), sont d’une infinie délicatesse, à l’image de cette jeune femme bouleversée de découvrir le corps de son ravisseur criblé de balles et qui se voit refuser la main d’un père tellement prisonnier de son image sociale qu’il aurait préféré la voir morte plutôt que souillée. Dans le monde d’Aldrich, la violence la plus meurtrière n’appartient donc décidément pas qu’aux grands bandits.