Six ans s’étaient écoulés entre la sortie de Pirates des Caraïbes 4 et ce dernier avatar de la série : n’en déplaise aux fans de la franchise, il faut bien reconnaître que l’on n’a pas vu le temps passer.
La Vengeance de Salazar débute alors qu’un jeune garçon s’échappe de chez lui, une carte en main. S’emparant d’un canot, celui-ci arrive en pleine mer, s’attache une pierre au pied et se jette dans les profondeurs marines. Une fois sous l’eau (on est là, soit dit en passant, devant le seul passage qui justifie une 3D autrement inutile et boursouflée), le voilà qui atterrit sur le pont du Hollandais volant. On comprend alors que cet adolescent n’est autre qu’Henry Turner, venu annoncer à son père William qu’il a peut-être trouvé un moyen de mettre fin à la malédiction l’obligeant à être capitaine du navire fantôme.
Une ellipse nous projette dix ans plus tard, alors qu’Henry (à présent jeune homme) est en quête d’un artefact magique, le Trident de Poséidon. Il rencontrera dans ses pérégrinations Carina Smyth, orpheline férue de science et détentrice d’une carte indiquant l’emplacement de l’objet, ainsi que Jack Sparrow, entre-temps pourchassé par le fantôme d’un capitaine espagnol, Salazar, dont le rêve est d’exterminer les pirates une fois pour toutes.
Du vieux avec du neuf
Ce nouveau volet de Pirates des Caraïbes, on le voit, a pour principal moteur le rapport de ses personnages vis-à-vis de leur passé et de leur identité, qu’il s’agisse de l’oubli coupable de soi auquel cède Jack Sparrow quand il troque son compas en échange d’une bouteille de whisky (libérant le fantôme de son ennemi), ou de cette quête du père menée par des héros tous deux orphelins à leur façon. Derrière ce retour aux origines, on devine cependant une autre stratégie, qui consiste à renouveler les protagonistes de la série tout en permettant au jeune public de s’identifier à Henry et Carina, eux aussi désireux de voir de leurs propres yeux un monde légendaire qu’ils n’ont connu que dans les livres et les récits. Mais ce duo d’acteurs apparemment plus proches du public masque mal son mimétisme avec l’ancien, formé par William Turner et Elizabeth Swann : ou comment refaire du vieux avec du neuf.
En effet, mis à part ses têtes d’affiche, le programme du cinquième volet ne diffère guère de ceux qui l’ont précédé, à commencer par une propension à couvrir, via une débauche de scènes d’action et d’effets visuels, une trame scénaristique dont l’on voit le squelette et les parties manquantes, un peu comme le navire fantôme de Salazar. Quelques blagues cocasses (un scientifique qui crie à Carina « aucune femme n’avait jamais touché à mon Herschel », au moment où elle s’empare de son télescope), quelques attractions (les requins zombies du « capitan »), et quelques pauses larmoyantes (Turner parlant de son père) : voilà pour l’émotion, le reste n’est qu’action. La scène initiale du film en est l’emblème : lors de l’inauguration en grande pompe d’un coffre-fort apparemment imprenable, la foule découvre le capitaine Sparrow, ivre, allongé sur les lingots d’or. S’ensuit une longue scène où l’équipe du pirate, tirant le coffre à l’aide de chevaux, finit par emporter la totalité de la bâtisse, qui se déplace comme dans les coulisses d’un décor gigantesque, laissant Johnny Depp cabotiner sur cette scène en mouvement. Alors que la course effrénée du coffre emporte tout sur son passage, son contenu se disperse, et les voleurs arrivent à bon port en ayant perdu tout leur argent : image assez fidèle de l’agitation frénétique du film, et du peu qu’on réussit à en retenir.
Au hasard, Salazar
Évidemment, dans ce tourbillon, la cohérence de l’intrigue et la complexité des personnages ne sont pas prioritaires. D’où l’abondance de grosses ficelles scénaristiques : ainsi du moment où l’on apprend que le père de Carina Smyth n’est autre que Barbossa, qui l’avait abandonnée à la porte d’un orphelinat avec un manuscrit décoré d’un rubis, sans se douter qu’elle passerait sa vie à déchiffrer le contenu de l’ouvrage.
Mais c’est surtout l’antagoniste principal, dans le personnage de Salazar, qui déçoit les attentes que pouvait légitimement susciter la présence de Javier Bardem, remarquable interprète de villains aussi bien pour les frères Coen (No Country for Old Men) que dans la saga James Bond (Skyfall). Après avoir plus ou moins épuisé la liste des pirates maléfiques, le choix de ressusciter en cette occasion un amiral de la marine espagnole offrait l’occasion de donner vie à une figure de fanatique – Salazar apparaissant d’emblée comme une sorte de grand inquisiteur voulant rayer la piraterie de la carte – en même temps qu’elle jouait sur le singulier paradoxe d’un corsaire subissant le destin du pirate par excellence, de Barbossa à Davy Jones : celui de devenir capitaine d’un navire fantôme.
Or, le projet de Salazar s’efface derrière sa volonté de revanche un peu mesquine contre Jack Sparrow, tandis que les incohérences du scénario le voient exécuter l’équipage d’un navire de la marine anglaise alors qu’il soutient peu après n’avoir jamais tué que des pirates. L’ange de la mort s’abattant sur les flibustiers devient donc, une dizaine d’années après la sortie du premier Pirates, un simple épigone du capitaine Barbossa et de son navire fantôme : au moment où la série veut prendre un nouvel essor, la boucle semble bouclée.