C’est la seconde fois (après la reprise du formidable Bourreau l’année dernière) que Tamasa Distribution nous le rappelle : il devient pressant de redécouvrir les films de Luis García Berlanga. Soit des comédies légères ou noires qui, aux alentours de Viridiana de Buñuel, constituèrent un antidote non négligeable au poison qui flottait dans l’air de la société espagnole de son temps : l’hypocrisie bourgeoise, dont l’ordre franquiste fit son ciment. La participation de l’incisif scénariste Rafael Azcona, qui collabora plusieurs fois avec García Berlanga mais aussi plus tard avec Carlos Saura et Marco Ferreri, n’y est pas pour rien — et on sent que Plácido en particulier lui doit beaucoup, avec sa maîtrise de la frénésie verbale que le film capte comme le flux emballé d’une marche sociale se rêvant trop bien réglée.
La bourgeoisie se met à table…
Ce film précédant de deux ans Le Bourreau se passe la veille de Noël. Un industriel opportuniste vient de lancer une campagne publicitaire inédite, enjoignant sa clientèle aisée à faire preuve de générosité en invitant « un pauvre à votre table !». Un conducteur de triporteur employé dans cette campagne, Plácido, a d’autres soucis : il doit payer le jour même les traites de son véhicule. Sa course chaotique pour régler son dû, nous la suivrons par épisodes : le film suit son propre chemin en nous baladant à travers un spectacle hilarant mais dantesque de l’ordre bourgeois. Le tableau brasse large et vise juste : banquier qui ne prête qu’aux riches, bonnes sœurs ordonnant soigneusement leur charité chrétienne, starlettes de cinéma dont on vend la charmante compagnie aux enchères pour promouvoir des cocottes-minutes, en arrière-plan les gardes civils qui veillent au grain, et bien sûr ces familles aisées dont le conformisme même, soumis à l’ordre même quand celui-ci passe par la publicité mercantile, les pousse à introduire chez eux des personnes issues de ce repoussoir qu’est la pauvreté.
Le film circule entre ces figures à un tel rythme que les étapes du récit deviennent rapidement abstraites ; dès lors, il tient essentiellement sur ce rythme, imprimé par les échanges verbaux ininterrompus entre les personnages, lesquels sont imperturbablement alimentés par les politesses de façade, les sollicitations pressantes, les excuses embarrassées, les admonestations hautaines, les éclats d’individualisme froissé. Ainsi la substance de Plácido réside-t-elle dans ce flot caractérisé à la fois par sa continuité sidérante et les conflits qu’il reflète dans le registre pourtant unique d’une société luttant pour conserver ses apparences et ses acquis — flot dont l’intensité traduit bien l’obscénité de cet ordre social, mais aussi la menace de dérèglement permanente qui couve sous l’apparence de l’ordre. La mise en scène suit avec une tranquillité narquoise cette agitation, s’indexant sur les renvois de balle qu’elle génère et les mouvements collectifs qu’elle entraîne, s’attardant à l’occasion sur quelques hiatus discrets mais à l’ironie immanquable (comme ce moment où un convoi publicitaire doit longuement stationner pour laisser passer un troupeau).
… les pauvres aussi
Dans ce bal des hypocrites, Plácido n’apparaît que par intermèdes. Mais ses interventions sonnent comme un contrepoint subtil : pour s’en sortir, il tente de percer la façade des conventions sociales qu’on lui oppose, mais ce faisant il se mêle à son tour au flux dominant, puisqu’au fond il cherche lui aussi à gratter sa part au mépris de l’appel à l’altruisme. C’est que la cruelle lucidité de Berlanga et Azcona ne se focalise pas sur une unique classe sociale. Les apparitions des plus défavorisés subvertissent l’ordre bourgeois, non seulement parce que leur apparence détonne dans le lustre où ils sont invités, mais parce que, personnages conscients de leur instrumentalisation par la classe dominante, ils la tournent en dérision, soit en renvoyant à leurs hôtes le reflet de leur mesquinerie, soit, plus prosaïquement, en se servant sans broncher dans ce qui leur est offert. Le regard du cinéaste sur eux peut être apitoyé (comme sur cette vieille femme dont l’amant meurt et qui se trouve accompagnée par des égoïstes) ou complice (comme sur d’autres qui n’hésitent pas à s’en mettre dans la poche), mais en tout cas — comme chez Buñuel, du reste — sa bienveillance se passe de tout angélisme, jusqu’à la scène finale, où toute la violence sociale jusque-là contenue dans la précaution des mots éclate sans gravité mais sans équivoque. Ici on n’oublie pas qu’un ordre social, avec ses tares, ne repose pas sur une unique catégorie de gens : d’une façon ou d’une autre, les attitudes et les réflexes de tous y participent, tant l’individualisme et le repli sur ses intérêts sont des valeurs universelles.