À la sortie de Playtime en 1967, Henry Chapier parla dans Combat d’un « navet monstrueux ». Tout le monde peut se tromper, et on ne saurait trouver de terme plus éloigné que « navet » pour qualifier le quatrième long-métrage de Jacques Tati. Il y a pourtant bien quelque chose de monstrueux dans ce film…
Démesure
Playtime est un film-monstre : un projet ambitieux, hors du commun, porté par et vers les excès. On connaît l’aventure chaotique de son tournage dans les décors réels, d’une ampleur jamais vue, construits sur un terrain vague de 15000 m² à Joinville-le-Pont. Cette ville-studio, qui nécessita cinq mois de construction, accueille la parodie grandeur nature du quartier naissant de la Défense, avec ses rues, ses buildings, son drugstore, mais aussi les bureaux de production et un parc automobile de cinq cent places. Il fallait bien cela pour accueillir l’équipe gigantesque de plus de mille personnes entourant Tati.
L’histoire de ce tournage pharaonique est tristement célèbre : les difficultés s’enchaînant, le budget passe de 2,5 à 6 millions de francs, la production s’essouffle, menant à la ruine le réalisateur obligé d’hypothéquer sa maison et de vendre les droits des Vacances de Monsieur Hulot et de Mon oncle. Mais Tati tient bon, et s’il ne peut transformer ce que les journalistes ont rebaptisé « Tativille » en école de cinéma, Playtime sort enfin, après trois ans d’un tournage sporadique et sept ans de production tumultueuse.
Playtime est un film de la démesure dont le sujet est d’abord l’excès de rationalisation jusqu’à l’absurde du monde moderne, déjà au cœur de Mon oncle dans la ville et la villa des Arpel. On retrouve le frère de Madame Arpel, Monsieur Hulot, perdu dans l’immensité dédaléenne d’un bâtiment où il est venu passer un entretien qui n’aura jamais lieu. Ses déambulations servent de fils conducteurs dans cette balade kafkaïenne, parallèlement à la visite d’une jeune touriste américaine en quête d’un vieux Paris qui n’existe déjà presque plus – il faut la voir se jeter sur la vieille fleuriste au coin d’une rue pour faire une photo, vain « cliché » d’une ville en proie à l’uniformisation. Chacun, à sa manière, découvre la standardisation galopante glorifiant l’anonymat. Malgré son sujet, l’aigreur réactionnaire n’a jamais sa place dans Playtime, comme dans les précédents films de Tati à la nostalgie toujours joyeuse.
Hors normes
Comme son titre l’indique, le film de Tati relève d’un art du jeu et du plaisir. Plaisir esthétique d’abord, pris devant chacun des plans à la beauté plastique irréprochable qui sublime cette folle architecture en 70 mm. Le choix d’un tel format révèle encore l’ambition du réalisateur, au risque d’une plus faible distribution. Car le 70 mm suppose un équipement que peu de salles peuvent s’offrir à l’époque. Ainsi Playtime n’est-il alors que le troisième film français tourné sur cette pellicule, après La Tulipe noire (Christian-Jacque, 1964) et La Nuit des adieux (Jean Dréville, 1965). On ne peut donc que se réjouir de cette restauration numérique, réalisée par les laboratoires Arane-Gulliver en France (spécialiste des grands formats) et L’Immagine Ritrovata en Italie, qui prolonge la restauration photochimique effectuée en 2002. Elle retrouve la colorimétrie d’origine, la précision et surtout l’acuité du détail propre au 70 mm, tant au niveau de l’image que du son, source comique inépuisable chez Tati.
À la manière des Temps modernes de Chaplin – est-il utile de revenir sur l’influence du burlesque muet sur le cinéma de Tati ? –, la satire tatiesque n’est jamais moralisatrice mais expose sa critique des débordements rationalistes de la société sur le mode comique, l’autre plaisir du film. Playtime est un enchaînement délicieux de gags tant visuels que sonores, où la matière (skaï, verre, pastique, etc.) compose une partition cocasse. Son dispositif dramaturgique se rapproche de la fable – à laquelle Phèdre accordait un double mérite : elle suscite le rire et donne une leçon de prudence – et s’éloigne des règles narratives classiques du cinéma. Playtime est monstrueux en ce qu’il est hors normes, c’est-à-dire contraire aux lois communes du Septième art. En 1967, ce dernier est déjà sur les voies de sa modernité, visant, pour résumer grossièrement, à s’émanciper des conventions narratives et esthétiques mises au point et adoptées universellement au cours de son âge classique. Tati manifeste une réticence certaine envers ce langage, refusant le gros plan, le champ-contrechamp, le hors champ, la toute puissance de la parole, le récit logique et clos sur lui-même. En somme, tout principe d’homogénéisation et toute forme de psychologie délivrée au spectateur, privilégiant son sens de l’observation, toujours activement sollicitée, plus encore ici que dans ces trois premiers films.
Monstre à mille têtes
Car ce travail d’élagage ne va cependant pas sans un art subtil de la saturation. Playtime est un monstre à mille têtes, aussi bien derrière que devant la caméra. Tati y multiplie les figurants, les détails, démultiplie un espace déjà savamment composé, notamment grâce à l’utilisation de la profondeur de champ et du verre. Les innombrables reflets dans les vitres ouvrent l’espace, ramènent le Sacré Cœur au milieu de ce quartier de béton, font virevolter le bus de touristes, ajoutent à la confusion labyrinthique où vient se perdre Hulot. C’est ainsi que démarre son périple erratique, lorsqu’il croit voir celui qui l’attend pour son entretien dans le reflet de l’immeuble d’en face. Ce jeu de réverbérations et de transparences témoigne d’une maîtrise totale du réalisateur sur sa mise en scène, entre premiers, seconds et arrière-plans. Le « tatillon » Tati est sans nulle doute un monstre de contrôle, orchestrant avec brio la chorégraphie de la masse anonyme dans une scénographie impressionnante de rigueur. Les vitres de Playtime deviennent l’outil visionnaire qui ouvrent nos regards sur l’absurdité du monde, les dérives exhibitionnistes confondant privé et public – les appartements-vitrines. Playtime montre (monstre vient du latin monstrum, montrer) d’un regard jamais alourdi par la démonstration, toujours allégée par la récréation.
À l’encontre de son créateur minutieux, Hulot ne maîtrise rien et se laisse porter par les aberrations architecturales. Fondu dans une masse sans star ni premier rôle, parfois confondu avec d’autres figurants, il retourne l’anonymat en projet démocratique où chacun a droit à sa scénette. L’ambition de Tati est d’abord humaniste, qui vise à redonner aux personnages les moyens de rendre le monde habitable. Et ils n’attendent qu’une faille pour ce faire, que Hulot va involontairement ouvrir en brisant la porte vitrée du Royal Garden.
Désordre
En butte contre l’ordre ridiculement docile, le corps burlesque de Hulot orchestre inconsciemment le chaos, corrompt peu à peu la stricte logique linéaire. Tel est le monstre Hulot, dont la singularité pervertit l’ordre établi. À travers six séquences fondée sur six espaces – l’aéroport, les bureaux, le salon des inventions, les appartements-vitrines, le restaurant, le rond-point –, il amène peu à peu le désordre jusqu’au Royal Garden, dont la construction s’achève à peine. Une fois la porte brisée, tous peuvent pénétrer le restaurant, classes populaires et bourgeoisie, touristes et personnel, musiciens et ivrognes, et y échanger gaiement les rôles – les bourgeois s’enivrent, des clientes remplacent l’orchestre, le guindé cède à la guinguette. Décors et accessoires se déchirent et s’effondrent, la vie reprend le dessus dans une ébriété joviale. La ligne droite devient bancale ou s’arrondit dans le néon indiquant l’entrée du Royal Garden et le carrousel merveilleux du rond-point ; la courbe détourne l’espace vers la fête. Playtime semble parfois être un film sur son propre tournage, qui bâtit un film-monde moderne pour mieux en perdre le contrôle jusqu’à la pagaille festive, la récréation colorée.