« Je suis poète. » Décidément, nul n’aura prononcé au cinéma cette phrase un peu sacrilège (tout particulièrement dans le Chili des années 1940) et un peu démodée (dans une perspective plus contemporaine) avec autant de conviction qu’Alejandro Jodorowsky. On l’avait salué il y a trois ans avec La Danza de la Realidad, alors qu’il s’éloignait sur une barque aux côtés d’un mime déguisé en squelette. On croyait lire dans cette scène touchante un adieu définitif. Et l’on avait tort, comme en témoigne Poesía Sin Fin, bijou d’un artiste de quatre-vingt sept ans qui n’a rien perdu de sa vitalité.
L’œuvre poursuit le projet autobiographique de La Danza de la Realidad et en conserve le dispositif. Il s’agit, pour explorer le passé, de donner forme à un « théâtre familial » qui mobilise l’entourage du réalisateur et notamment ses deux fils (Adan Jodorowsky dans le rôle du protagoniste adulte, Brontis Jodorowsky dans celui du père) ainsi que son neveu (dans le rôle du protagoniste enfant). Jodorowsky lui-même n’apparaît que par moments, dans le rôle de guide et de dramaturge. Là où le premier film dévoilait l’enfance du protagoniste, Poesía Sin Fin suit les péripéties du jeune Alejandro au cours de son adolescence à Tocopilla et lors de son arrivée à Santiago, jusqu’au moment où il quitte son pays natal pour Paris. Entre les deux, ce sont toutes les expériences artistiques et humaines de la jeunesse qui défilent, à mesure que l’environnement familial fellinien des Jodorowsky s’estompe pour laisser place à la grande ville et à sa faune (non moins fellinienne à vrai dire). On découvre avec Alejandro l’atelier d’artistes où celui-ci débute comme créateur de marionnettes, la scène littéraire dominée par Nicanor Parra et Stella Diaz, sibylle et muse castratrice dont il devient l’amant ; enfin l’amitié fraternelle avec le poète Enrique Lihn et son cercle.
Joie et révolte
Impossible de démêler l’écheveau complexe d’aventures et de rencontres dans lequel évolue le jeune héros, dans un bouillonnement qui a pour seule constante l’affirmation de sa vocation de poète. Du moins peut-on préciser qu’il ne s’agit pas là d’une pratique d’écriture, mais bien d’une vocation qui imprègne l’existence d’Alejandro sous toutes ses formes. La poésie est partout sauf dans le texte, ici ; elle se traduit en actes concrets et désigne d’abord une façon d’investir le monde. D’où une suite de véritables performances où la prétention conceptuelle le cède à une exigence plus profonde : exprimer pleinement sa propre liberté. Joie et révolte marchent côte à côte, qu’on songe à « l’expérience poétique » à laquelle se livrent les deux amis Alejandro et Enrique, consistant à marcher droit dans la ville : un défi drôle mais complexe qui les pousse notamment à demander à une vieille dame de les laisser traverser son domicile. Ou à leur lecture à l’Académie des Belles Lettres, qui voit le duo de trublions ouvrir une housse de guitare remplie de pièces de viande et balancer le tout sur un cheptel de vieillards scandalisés.
Hommage à la scène
Placée sous le signe du carnavalesque, l’œuvre de Jodorowsky n’a rien perdu de sa truculence, et continue de faire l’éloge de l’excès vital et du croisement des extrêmes. Au niveau plastique, cette vision se traduit bien sûr par la créativité sans bornes du cinéaste, dont le premier parti pris est celui de nous laisser voir les ficelles de la mise en scène (à commencer par ces « ninjas » qui construisent les décors et disposent les objets). Poète à la formation de clown et de marionnettiste, l’auteur semble envisager le cinéma comme une porte d’entrée vers les multiples facettes du spectacle : cirque, théâtre, marionnettes, poésie. Le film se déroule ainsi comme une suite de performances artistiques qui dévoilent la vision « jodorowskienne » du monde, celle d’un assemblage parmi d’autres que la scène donne le loisir de recomposer avec une liberté absolue. C’est là, entre autres, tout le sens de cette vision d’ouverture où sa rue natale de Tocopilla est soudain recouverte de gigantesques photos d’époque. Le poète ne se contente pas du réel, il vise à en révéler les strates, ou bien à en provoquer l’éclatement par une surcharge de symboles : un sur-réel qui incarne ce que Jodorowsky nomme « réalité ».
On ne s’étonne pas alors que décors et costumes fassent l’objet d’une stylisation extrême finissant par créer dans chaque nouvel espace un véritable microcosme. Comment ne pas rester bouche bée, par exemple, lorsque Enrique invite Alejandro chez lui et le présente à ses parents poussiéreux ? Poussiéreux au sens propre, car père et mère – qui écoutent la radio assis sur des chaises à bascules dans leur intérieur bourgeois – sont recouverts d’une couche de poudre blanche, témoignage éloquent de leur vie de momies. Plutôt que d’inventivité, il faudra parler de trouvaille, tant chacune des associations soulevées par le poète est porteuse d’un surcroît de sens. Fidèle à lui-même, Jodorowsky ne cesse d’affirmer sa foi dans le pouvoir qu’ont les images et les objets de révéler la face cachée du réel. On songe par exemple au moment où un artiste et sa muse se disent adieu en s’aidant des marionnettes que leur a offertes Alejandro : chacune des deux marionnettes, cadrée devant celui qui la tient, finit par s’animer sous l’œil d’une caméra qui en explore la texture comme elle explorerait un visage. Par l’effet de la mise en scène, voilà que deux poupées apparemment dérisoires réussissent, en prenant la place des personnages, à exprimer les mots que ceux-ci n’avaient pu se dire.
Guérir, revivre
À côté de la truculence, de la joie et de la révolte, retenons enfin cette dimension de « soin » (envers les objets, envers les autres) propre au regard du cinéaste. En témoigne la délicatesse avec laquelle le protagoniste attache la robe de sa mère, rescapée de l’incendie du foyer familial, à une volée de ballons, pour la hisser au-delà d’un environnement dont elle fut prisonnière. En témoigne aussi l’attention envers les corps « différents », comme dans la scène où Alejandro fait l’amour avec une femme naine qui s’offre à lui, ou dans le segment où un manchot explique ne pouvoir caresser sa femme (moins dans un sens érotique qu’amoureux), et se fait alors aider par une assemblée de volontaires. C’est que la quête de Poesía Sin Fin est celle d’une guérison personnelle et collective : pour reprendre les mots de Jodorowsky, « un art qui ne sert pas à guérir, ce n’est pas un art ». D’où le lien intense, porté également par les croyances magiques de l’auteur, entre art et rituel. Nul hasard dans le choix de faire revivre son histoire à sa propre famille, en prenant ses fils comme interprètes respectifs du protagoniste et de son père. C’est dans cet investissement personnel et intime, traduit notamment par une scène de réconciliation entre père et fils jamais advenue, mais dictée a posteriori par le cinéaste lui-même, que peut s’effectuer une réparation. Qu’il s’agisse de la douleur d’une enfance misérable, de la rupture avec le père ou, pour d’autres, de la souffrance née d’une soi-disant difformité, la scène exorcise et régénère. Sa richesse plastique, son impact émotionnel, le courage de ses acteurs véhiculent d’eux-mêmes ce message que l’auteur ne se lasse pas de réaffirmer, en regardant son spectateur droit dans les yeux : « vis, vis, vis ».