L’hystérique Docteur Arnold Quackenshaw nous révèle un procédé révolutionnaire pour lequel les producteurs de Polyester n’ont pas hésité à exploser le budget du film : l’odorama. À la fin de l’exposé, il présente fièrement le graal, fruit d’années de recherche, que tient également chaque spectateur dans la salle : la fameuse carte à gratter qui lui permettra de sentir les odeurs en même temps que les personnages. Cette technologie de pacotille présentée dans cette désopilante séquence d’introduction gentiment ironique, c’est l’idée de génie de son réalisateur John Waters.
Ce gadget a largement contribué à faire de Polyester un film culte. Toutefois, il ne faudrait pas limiter ce dispositif joyeusement cheap – et qui ne fonctionne d’ailleurs pas toujours vraiment – à un simple prétexte sans intérêt narratif, limité à une redondance par rapport à l’image. Car l’odeur est le fil conducteur de l’histoire de Francine Fishpaw, desperate housewife interprétée avec maestria par l’ébouriffante Divine.
Femme au bord de la crise de nerfs
En apparence, Francine a tout pour être heureuse : une maison à Baltimore – ville natale de John Waters et cadre de tous ses films –, un mari, une fille, un fils, un chien. Quoi de mieux pour incarner la mère et l’épouse modèle de la famille idéale, la brave chrétienne de la middle class américaine ? Pour Francine, le bonheur ne tient qu’à un pschitt de désodorisant entre deux prières. Mais le pape du mauvais goût qu’est John Waters explose le monde aseptisé rêvé par son héroïne en le pulvérisant d’odeurs de pieds, de flatulences ou de putois, émanations d’une famille vulgaire et parfaitement odieuse avec madame Fipshaw. L’époux est un pornographe macho volage, le fils, Dexter, un sniffeur de colle « écraseur de pieds en série », la fille, Lu-Lu, une hystérique nymphomane et la mère de Francine une insupportable kleptomane.
Les Fishpaw forment un conglomérat de vices déviant les archétypes familiaux vers la dépravation, qui ne tarde pas à entraîner la pauvre Francine dans une véritable descente aux enfers. La découverte de l’adultère de son mari la fait sombrer dans l’alcool et la pousse dans les bras d’un play-boy – incarné par Tab Hunter qui chante sur la BO composée par Debbie Harry – forcément manipulateur. Dans ce capharnaüm de débauche filmé comme un soap opera trash, le drame de Francine relève de la farce burlesque et grotesque plutôt que du mélo hollywoodien ou du chemin de croix doloriste des personnages d’un Lars Von Trier.
Dreamland
Polyester est peut-être le premier film du dandy de l’outrance à destination d’un plus large public, qui met en berne la scatologie de Pink Flamingos et l’obscénité cocasse de Female Trouble. Il n’en est pas moins trash pour autant, la vulgarité s’étant déplacée du visuel au verbal. Le cinéaste quitte les marges de ses précédents films pour aller percer le politiquement correct en son cœur, l’attaquer sur son propre territoire : la famille. La maturité du cinéaste répond à celle invoquée par le Quackenshaw dans son prologue. Le Docteur estime en effet que les spectateurs sont désormais assez matures pour accepter que dans la vie, il y a des choses qui puent. En somme, pour admettre qu’on ne leur montre pas qu’un pur divertissement sur fond publicitaire prônant les valeurs de la société puritaine.
C’est justement ce vers quoi tend alors ce qu’on a pu appeler le cinéma reaganien. Succédant à l’audace des seventies portée par les movie brats, il condamne les déviances de la société américaine et offre une figuration manichéenne de l’héroïsme. Le cinéma risque de se faire le réceptacle d’une purge morale ouverte par la Nouvelle Droite particulièrement réactionnaire qui règne aux États-Unis. Fermement opposée à la montée de la violence, la révolution sexuelle, l’émancipation féminine, l’avortement, elle remet au (bon) goût du jour les valeurs fondamentales de la famille et le culte du corps.
Polyester, dès 1981, met le feu à cette idéologie bien pensante en en retournant toutes les conventions pour faire du cercle familial le territoire idéal de la pure perversion : nymphomanie, fétichisme, adultère, obsession pornographique, avortement décomplexé, alcoolisme, délinquance, violence grotesque. Et bien sûr le corps hors normes, obèse et travesti, de Divine, qui porte le film de bout en bout de son imposante et formidable présence. Le film vaut le détour rien que pour elle, actrice drag queen fétiche du cinéaste qui l’accompagnera jusqu’à Hairspray, sorti en 1988, année de sa mort.