Mariés, un enfant, Vincent Lindon et Diane Kruger s’aiment d’amour tendre. Patatras ! un beau jour, madame est arrêtée, inculpée d’assassinat et finalement condamnée à trente ans de prison, peine confirmée en appel — tandis que son innocence est aussitôt garantie au spectateur par un pauvre flash-back granuleux découpé n’importe comment. Le film, premier long métrage de Fred Cavayé, s’attache alors à la longue et méthodique quête du gentil instituteur de mari pour faire évader sa douce moitié, son approche subséquente du milieu criminel, et le franchissement graduel de ses propres limites morales qui en résulte, ultime évolution immanquable si on s’en tient à la formule d’un polar qui se respecte au moins un peu. Cette fidélité à la tradition n’est hélas, comme souvent, qu’un boulet que les producteurs et une presse un brin servile et paresseuse voudront probablement faire passer pour un gage de qualité. En vérité, l’ensemble accuse la sécheresse de l’application consciencieuse mais désincarnée de composantes déjà éprouvées ailleurs et à meilleur escient, même dans sa tentative de revêtir un peu de chair en s’appesantissant sur l’humain.
« Handicaps contractuels »
On aimerait bien ne plus devoir dresser vingt-cinq fois par an le même constat sur nos tentatives nationales dans les genres « populaires », notamment le polar particulièrement prisé. À savoir : les difficultés de ce cinéma à se dégager d’archétypes sociaux et narratifs pesants voire rances, la médiocrité artistique érigée en qualité sous l’appellation « modestie », l’attirance mal assumée vers le modèle américain au succès séduisant, enfin l’emprise dévitalisante des intérêts des chaînes de télévision et de la perspective d’un prime time sur la production. Mais voilà : les sales habitudes et les vieilles lunes de toute production cinématographique sont tenaces, et on ne le constate que trop bien par chez nous, même quand le résultat n’est pas trop ridicule à l’instar du récent diptyque de Richet sur Mesrine. Tâchons de nous appesantir aussi brièvement que possible sur cet état de fait pointé maintes fois depuis les débuts d’Alain Corneau (au moins) : l’incapacité chronique du cinéma de genre bien-de-chez-nous à sortir de ses propres schémas aux relents de renfermé pour atteindre l’efficacité vers laquelle il ne peut qu’aspirer, impuissance se traduisant par des symptômes dont même ce petit dernier ne sait se défendre. On retrouvera donc sans surprise à l’écran :
— la réalisation de technicien qui ne perturbe sa facture télévisuelle que pour singer les maniérismes hollywoodiens du moment, n’ayant d’idées sur rien ni de passion pour rien, tirant sa pauvre satisfaction du travail sèchement bien fait ; tentation hollywoodienne qui se poursuit jusque dans l’immanquable vision des immeubles parisiens fantasmés en gratte-ciels new-yorkais en mode « c’est beau une ville la nuit » ;
— la représentation sociale dont le souci de véracité se limite à quelques ternes lieux communs de décors, de costumes et de personnages, trahissant l’absence de prise de risques et de réel point de vue sur le monde ainsi filmé, que ce soit les trafics de Barbès ou la banlieue pavillonnaire ;
— la distribution s’appuyant sur des valeurs sûres qui ne se trouvent là qu’en tant que telles, dont on sait instantanément pourquoi ils sont là avec les rôles qu’ils ont, et qui ne font strictement que ce qu’ils savent faire en y mettant à peine du leur : ici, c’est Vincent Lindon qui nous refait sa partition du bon gars timide et sensible malgré l’âge mur ;
— les seconds rôles aux têtes pour certains familières, mais tous dépourvus de consistance et de vie, dont l’éventail va de l’inexistence pure et simple au rattachement à des archétypes populaires moisis, dont le symptôme le plus perceptible est une gouaille relevant d’une tradition nationale aussi tenace que stérile. Pour elle frappe très fort de ce côté-là, poussant le vice jusqu’à réunir à l’affiche l’inévitable Olivier Marchal — parrain de fait du triste néo-polar navarroïde — et le pas assez rare Moussa Maaskri (vu dans, entre autres perles, le simulacre de série B Requiem, Entre chiens et loups d’Arcady, Vidocq…) en caillera sinistre.
Ainsi lesté de ces handicaps tristement contractuels, le polar de Fred Cavayé réclame tout de même son supplément d’âme. Titre et acteur sensible (Lindon, donc) à l’appui, il tente de contrecarrer la sécheresse des conventions du genre par un traitement intimiste, un peu à la manière du récent Un monde à nous, conviant à l’intrigue les soucis parentaux et la crise du couple, guettant les sursauts de la conscience de l’honnête homme s’exerçant au crime. Mais cette énième tentative de film de genre à visage humain (où, il est vrai, on ne se facilite pas la tâche en essayant de faire carburer un polar au cliché sirupeux « l’amour pousse à franchir toutes les limites ») manque vraiment de conviction. On passera sur les difficultés d’une inconsistante Diane Kruger à faire de son personnage plus qu’un joli visage dans une tenue grise de taularde, ce qui a le fâcheux inconvénient de fragiliser la part intimiste de ce qui s’intitule quand même Pour elle. Mais la vérité est que ce matériau-là s’avère ne pas plus inspirer Cavayé que la face polar de son film, et se voit contaminé par la désincarnation qui règne sur l’ensemble. Entre ineptes démonstrations de savoir-faire technique étouffant la force des images (une douzaine de gros plans pour charcuter une bête scène de câlins dans un ascenseur), semblant d’emphase encore et toujours grossièrement pillée d’outre-Atlantique (pour la musique pesante : rien moins que Klaus Badelt, un acolyte du poids lourd Hans Zimmer), attachement obtus à dérouler un scénario jusque dans ses recoins les plus inintéressants (le personnage de la femme qui tente de draguer Lindon : un plan d’annonce inutile au début, une pauvre scène bien plus tard, et puis s’en va), les sentiments amoureux du héros n’existent pas plus à l’écran que ses états d’âme, son glissement vers le crime, le Paris et les épreuves qu’il traverse, les personnages amis ou ennemis qu’il croise sur son chemin. Le film échoue sur tous les tableaux, faute d’une envie de cinéma dépassant la recherche de la copie de bon élève : manque personnel sans doute, mais aussi, hélas, symptôme récurrent d’une certaine production cinématographique toujours empêtrée dans ses complexes.