Dès la première scène, la caméra plane au dessus d’un trio aligné. Autour, rien, un espace neutre. Face à eux, des hommes armés, fusils à bout portant. Compte à rebours. Une voix, 1, 2, 3. Ils tirent. Des corps s’écroulent. Une demi-seconde avant, l’une des victimes crie : liberté. Qui sont-ils et pourquoi ce mot pour dernier souffle, Arash T. Riahi le raconte avec force et délicatesse dans son premier film, Pour un instant la liberté.
Les sondages sonnent parfois faux, mais certains nombres sont éloquents. Celui-ci, par exemple : 29 796. Après tout, qu’y voit-on, hormis des chiffres entremêlés les uns aux autres ? L’amateur ou le professionnel peut jouer avec eux comme bon lui semble. Mais peut-il aussi jongler et s’amuser de 29 796 vies ? Dans ces cinq chiffres se cache tout un monde. Personne ne les connaît. Rien ne les distingue, hormis un numéro. Voici son origine : en France, en 2008, 29 796 expulsions ou retours volontaires d’immigrés ont eu lieu. Plus qu’avant. Et sans pincettes.
Même avec la meilleure empathie, comment comprendre ce que ces chiffres dénoncent ? Comment s’imaginer la vie de ces 29 796 individus, la difficulté pour eux d’exister, sans foyer, sans patrie, sans papiers, tiraillés entre l’amour de leur pays et le désir de fuir pour un futur meilleur ? Les chiffres peuvent longtemps rester à s’épanouir dans un monde virtuel, sauf quand un film s’aventure à les déchiffrer comme celui d’Arash T. Riahi. Il a fui l’Iran quand il avait neuf ans dans l’espoir, dit-il, qu’on lui reconnaisse un statut de réfugié politique en Europe. Pour un instant la liberté est son premier long métrage, inspiré d’une histoire vraie, la sienne, et il le fallait pour rendre compte d’une situation complexe et, encore aujourd’hui, irrésolue.
Dans les mains de cet ancien documentariste iranien, ce nombre, 29 796 – ne l’oublions pas –, vient se compléter aux autres, aux seize millions de réfugiés dans le monde. Fort de nombreux témoignages et recherches sur le sujet, le cinéaste transforme ce nombre en visages, mots, images, avec pudeur et sensibilité. Il filme l’histoire de ces familles prêtes à tout, au risque de perdre la vie, pour fuir la révolte de leur pays. Aucune garantie de retour ni même d’arrivée. Et ce doute demeure constamment présent. Dans chaque scène, ils avancent la peur au ventre et les quelques badineries ne permettent pas d’oublier cette tension permanente qui, dans ce film, tire sa force et son rythme dans l’antithèse et les contrastes.
Ali et Merdad veulent fuir l’Iran avec leurs cousins, Asy et Arman, pour les ramener à leurs parents, en Autriche. Ils ne sont pas les seuls à vouloir passer par la Turquie dans l’attente d’un improbable visa. Encore faut-il arriver jusque là. Sous forme de destins croisés, le film présente la vie de chacun des exilés, puis les regroupe, soit dans un bus, un périple montagneux, ou dans un hôtel, pour finir à Ankara. Là où un père de famille cherche à tenir ses promesses, ou encore là où deux compères que tout oppose se lient d’amitié et se protègent avec de tendres mensonges. Ali et Merdad rêvent aux jolies filles d’Europe. Asy et Arman pleurent face à l’impossibilité de rejoindre leurs grands parents restés en Iran. Avec subtilité, le jeune réalisateur montre comment une chose simple pour certains devient une raison mortelle pour d’autres.
Les longs panoramiques sur des paysages montagneux et déserts, immaculés de blanc – une immensité où viennent se perdre les réfugiés – montrent à quel point la démarche est titanesque, terrifiante aussi. Chaque plan est une affaire de survie. Combattre le froid, la faim, les autres et les institutions. La caméra souligne cette patience obligée en s’attardant sur ces réfugiés qui préfèrent dormir devant l’ONU pour être les premiers servis. Ils doivent aussi se cacher, fuir la police, se battre, éviter les malfrats et continuer à garder espoir, don que beaucoup possèdent ou perdent dans ce film. Car deux visons se mélangent : celle des parents et celle des enfants. Et deux tons se côtoient : le rire et les larmes. Les enfants jouent au mort, transforment un hôtel piteux en salle de jeu, posent des questions naïves mais sans réponses. Ils voient tout, le pire surtout. Ils rêvent, comme ce Kurde, persuadé qu’une vie magnifique l’attend en Allemagne, et qui pour rassurer sa famille, photographie une opulence dont il est dénué et qu’il imagine, avec beauté, posséder.
Il y a des choses difficiles à voir dans ce film. À croire, aussi. De l’entraide entre réfugiés à cette violence de la police, ce courage n’a pas de nom, sauf qu’il conduit souvent à des actes désespérés. Parfois, l’émotion submerge, mais comment ne pas se sentir faible ? Comment garder la face lorsqu’un enfant demande : « Pourquoi les gens ont besoin de papiers pour être avec leurs parents ?» ? Et accepter de voir un vieil Iranien être tabassé par des Turcs sous prétexte de préférer perdre la vie que son identité et sa dignité ? Si ce film permet de mettre des visages derrière ce nombre : 29 796, et les autres seize millions, Arash T. Riahi a réussi.