Trois ans après le coup d’éclat qu’était Août (avant l’explosion), Avi Mograbi revient une nouvelle fois sur le conflit israélo-palestinien. S’il prétend explicitement qu’un dialogue reste possible entre les deux communautés, Pour un seul de mes deux yeux laisse craindre que le documentariste israélien ait succombé à la méthode Michael Moore.
Lorsqu’en 2002, Août (avant l’explosion) sort sur les écrans français, la claque est terrible. En un peu plus d’une heure, Avi Mograbi dresse un état des lieux terrifiant d’Israël. Sans jamais prétendre saisir le problème israélo-palestinien dans sa totalité, le cinéaste va, caméra à l’épaule, dans les rues de Tel-Aviv ou de Jérusalem prendre la température. Dans une file d’attente, à un carrefour, en bas d’un immeuble, la paranoïa est constamment palpable, la haine aussi. Non sans une certaine autodérision, Avi Mograbi se filme lui-même (et les plans ne sont pas toujours avantageux), tel un clown triste perdu dans cet océan de tension.
Pour un seul de mes deux yeux relève d’une autre ambition, plus généralisante, et donc plus soumise au parti pris, ici fort discutable dans son exposition. Dans ce documentaire récompensé au festival de Marseille, le cinéaste ne cherche plus à rendre compte de la tension quotidienne du coin de la rue, mais s’attache à démontrer plus globalement en quoi Israël se fourvoie dans une impasse politique depuis quelques décennies. Mais cette fois-ci, et pour s’assurer de convaincre son auditoire, le cinéaste a préféré délaisser le trottoir du coin de la rue. En suivant quelques jeunes étudiants en visite pédagogique sur l’un des bastions de la résistance à l’invasion romaine, ou encore en s’attardant sur les passe-temps des groupuscules extrémistes juifs, Avi Mograbi croit pouvoir définir en quelques scènes savamment choisies la véhémence dont les Palestiniens sont constamment victimes. On n’oserait remettre en cause les difficultés insurmontables qui existent aujourd’hui dans le camp des Palestiniens, mais cela ne justifie pas pour autant que l’on puisse se borner à simplifier le conflit, avec d’un côté les bons, et de l’autre les méchants. Cette perception manichéenne dessert totalement le projet quand bien même il s’agirait d’alerter l’opinion mondiale du sort injuste des Palestiniens. En effet, plutôt que de s’interroger sur l’intense complexité du conflit – ce qui aurait pu sensibiliser certains pro-Israéliens à la cause palestinienne –, Avi Mograbi polémique à outrance, réduisant le camp dominant à un groupe de haineux que rien ne semble pouvoir raisonner.
Contrairement à Août où la caméra de Mograbi trouvait le juste retrait pour palper la haine banalisée du peuple israélien, le documentariste choisit désormais d’être un trait d’union, un point de convergence de l’affrontement israélo-palestinien. Certes, cet engagement est des plus courageux lorsqu’on sait l’insécurité qui règne en maître dans cette région du monde, mais il a finalement le défaut de simplifier cet ensemble d’enjeux complexes à ce qui se voit sur l’écran. Du coup, l’espoir d’un dialogue auquel semble aspirer Avi Mograbi fond comme neige au soleil. Le rejet de l’autre devient alors le seul leitmotiv de Pour un seul de mes deux yeux, au risque d’en appauvrir considérablement le propos du film lui-même.
Certaines scènes avec les garde-frontières israéliens démontrent sans appel l’intolérance, le dénigrement et le préjudice dont sont quotidiennement victimes les Palestiniens. Mais un cinéaste de documentaire ne doit pas enfermer son spectateur dans ce qu’il revendique. Ici, Avi Mograbi offre à chaque Israélien offensé la possibilité de dénoncer un nouvel acte d’antisémitisme, tout comme Michael Moore pouvait sans grand mal être accusé de mauvaise foi par le clan républicain. Autant Fahrenheit 9/11 n’était globalement destiné qu’à conforter les Démocrates dans leur choix politique, autant le documentaire d’Avi Mograbi creuse bien malgré lui le fossé entre la cause qu’il défend et le camp qu’il souhaite sensibiliser. Ses multiples conversations téléphoniques en attestent ; lorsqu’il se fait l’avocat peu convaincu de la partie adverse en osant prétendre que la violence n’a jamais servi la cause des peuples malmenés (ce à quoi l’interlocuteur répond naturellement que l’histoire prouve justement le contraire), il justifie sans appel les attentats suicide qui sont le lot hebdomadaire des Israéliens. Exagérément qualifié de cinéaste dangereux par un public outré lors des dernières rencontres internationales de Paris Cinéma, Avi Mograbi dessert néanmoins davantage la cause qu’il prétend défendre, malgré l’évidente sincérité de son propos.