65 millions d’années avant notre ère. Un Ranger en costume rouge rampe par terre au milieu d’un paysage dévasté, longeant le corps d’une de ses camarades qui meurt près de lui. Il s’adresse à une unité radio, demandant l’envoi d’une météorite à son emplacement. Un autre Ranger, vert cette fois, apparaît soudain, et s’apprête à exécuter le Ranger rouge, non sans lui avoir rappelé qu’ils auraient pu dominer le monde ensemble (« Zordon ! Pauvre fou !»). Arrivant à point nommé, le météorite met fin à la discussion entre Zordon et son ennemi, la perfide Rita Repulsa : d’une pierre deux coups, voilà rappelée l’origine mythique des Power Rangers, ainsi que la vraie raison de la disparition des dinosaures.
L’escadron des dinosaures
Au vu du succès de Transformers, on est presque étonnés que Saban Entertainment ait attendu si longtemps pour livrer au public un reboot de ses Rangers, tant ces franchises mêlant jouets, séries et comics, toutes deux nées dans le courant des années quatre-vingt, constituent de très loin les adaptations les plus rentables de produits japonais aux États-Unis.
Power Rangers naît en effet d’un pari réussi d’Haïm Saban : celui d’adapter la série Zyu Rangers, littéralement « l’escadron des dinosaures » (titre qui explique bien des choses, notamment au niveau des costumes et de l’équipement des héros), en version américaine. Il s’agit donc d’une transposition dans un contexte et avec des acteurs made in USA d’un genre éminemment japonais (les scènes d’action de la série originale seront conservées), le sentai. Un genre dont les codes restent gravés dans la mémoire des spectateurs qui redécouvrent les Rangers au cinéma après les avoir admiré à la télévision : la caractérisation des héros par une couleur et un animal, le mélange entre futurisme, passé archaïque, magie (qu’on songe aux totems-robotisés que sont les Zord, robots inspirés aux dinosaures, où à Rita Repulsa, Ranger déchue mais aussi sorcière) et surtout les combats rythmés par les transformations alternatives des héros et de leurs adversaires, qui culminent avec l’apparition d’un Mega Zord anéantissant systématiquement le méchant de l’épisode (ou du film) en question.
Entre enfance et âge adulte
À cette forme inspirée du genre nippon, le film — et la série avant lui — insufflent des thématiques visant un public de « teenagers » américains. On retrouve ainsi dans ce reboot les protagonistes de la série originale, cinq adolescents en colle le week-end pour des problèmes disciplinaires (Jason, Trini, Kimberly, Bill et Zack), soudain réunis par la découverte de médaillons qui font d’eux les élus destinés à ramener à la vie l’ordre des Rangers. Les cinq héros devront combattre la maléfique Rita Repulsa, antagoniste historique de la série littéralement repêchée dans le film (la déflagration l’avait envoyée au fin fond des océans), et de nouveau prête à arracher à la terre son cristal Zeo, source de toute vie sur la planète, à l’aide de Goldar, un géant composé d’or en fusion.
Une petite ville transformée en épicentre d’un combat pour la sauvegarde du monde (Angel Grove ici, Sunnydale ou Smallville ailleurs) et un groupe de protagonistes à la marge, dont les membres devront surmonter leur méfiance réciproque pour être à la hauteur de l’épreuve qui les attend : les enjeux de Power Rangers sont ceux des séries pour adolescents. Et c’est bel et bien ce public, « entre l’enfance et l’âge adulte » pour reprendre les mots de Zordon, qui est visé ici, avec ses difficultés et ses fantasmes d’évasion, qui se matérialisent dans une carrière de pierre apparaissant comme un ailleurs sauvage (la grotte où les héros découvrent l’astronef des Rangers) en même temps que comme un refuge pour cette petite communauté de teens mal dans leur peau (simple mise en garde : le spectateur ne se verra pas épargner le passage obligé des héros racontant leur histoire autour d’un feu de camp, pour apprendre à mieux se connaître…).
Relooking
En revanche, pour ce qui est d’enjeux un peu plus consistants, on attendra. Les zones d’ombre de l’adolescence apparaissent principalement via Jason et Kimberly, tous deux en quête de rédemption après être allés trop loin (accident de voiture pour l’un, diffusion d’une photo intime de l’une de ses amies pour l’autre), mais si le film actualise sa description du monde des teens en évoquant sa violence potentielle, il ne s’attarde pas sur les conséquences profondes que leurs actes et leurs pouvoirs peuvent avoir sur les protagonistes. C’est notamment le cas lorsque la voiture des cinq, poursuivie par les gardes de la carrière, franchit un passage à niveau avant d’être percutée de plein fouet par un train. Cet accident mortel, qui fait clairement écho à celui vécu par Jason dès l’ouverture du film, est suivi par un plan des héros se réveillant chez eux sans y croire. Purement et simplement refoulée, l’expérience de la mort en dit long sur le parti-pris du film : celui d’encourager la recherche de sensations extrêmes portée par ses héros, tout en évitant soigneusement d’en montrer la contrepartie psychologique. En somme, c’est bien la « coolitude » du pouvoir et sa dimension jouissive qui priment sur le reste. Alors qu’il nous montre des adolescents casse-cou, le réalisateur gomme les dangers que représentent ces comportements pour la cohésion du groupe, à l’exception d’une très brève parenthèse où Zack s’empare de l’un des Zord et menace de faire s’écrouler la grotte où les Rangers s’entraînent.
Le film opte donc pour un rythme intense, ponctué par des séquences assez déjantées pour étonner ses spectateurs au premier abord, à l’image de ces plans d’ouverture sur fond de destruction planétaire à l’âge des dinosaures, et nous conduisent directement au vestiaire du lycée d’Angel Grove, où Jason et un acolyte ont emmené un taureau. Mais excepté quelques fulgurances, Power Rangers donne plutôt l’impression de multiplier les clins d’œil dans toutes les directions pour contenter son public, au point de se livrer à un pastiche de film d’horreur quand il nous montre Rita cannibalisant des marginaux dans les bas-fonds de la ville.
Derrière son apparent dynamisme, donc, Power Rangers se montre frileux et attendu. C’est notamment dans son rapport à la « couleur » de ses protagonistes, assez clairement explicitée par un mauvais jeu de mots du robot gardant l’astronef (« cinq ados, cinq couleurs, cinq ados de couleur »), que le film révèle le peu d’épaisseur derrière son apparente ouverture d’esprit. Car si une place est bel et bien faite aux minorités, le leadership du groupe n’en revient pas moins au protagoniste blanc, Jason, star du lycée et champion de football américain : au mâle alpha, en somme. Ce partage des rôles est d’autant plus flagrant que le début du film n’a de cesse de souligner l’importance décisive de Billy Cranston (clin d’œil appuyé à Brian Cranston qui joue Zordon dans le film), Afro-Américain génial (mais légèrement autiste…), dans l’évolution de l’intrigue. C’est Billy qui choisit d’emmener Jason à la carrière, découvre l’entrée de la grotte, et franchit le portail aquatique permettant l’accès du groupe à la navette spatiale. Autant de prémices qui mènent à croire que la tête pensante du groupe pourra en devenir le chef, et qui s’effritent quand Jason est désigné, cantonnant son camarade à un rôle d’éclaireur injustifié. Qu’on ne se fasse donc pas leurrer par sa bande-annonce promettant le rachat d’un groupe d’ados en difficulté : Power Rangers se contente d’un relooking de ses héros et de leurs costumes, ainsi que de quelques scènes d’action bien senties. Une adaptation filmique maigre, mais dont les retombées commerciales seront, on l’imagine, à la hauteur.