« You’re one ugly motherfucker. » Cette réplique culte, Arnold Schwarzenegger la prononce à la fin du film alors que son équipe de mercenaires s’est fait décimer, et qu’il est lui-même au bord du gouffre face à un monstre surpuissant qui s’apprête à l’achever. La bête, un redoutable guerrier de l’espace suréquipé pour chasser des proies humaines, enlève le casque qui dissimulait jusque-là son visage, résolument affreux. Tout l’enjeu du film est là, dans l’exhibition libératrice de ce qu’on a refusé de nous montrer jusqu’alors – éternel moteur de toutes les séries B américaines. Mais avant de découvrir cette horrible tête (admirablement conçue par le regretté Stan Winston), qui met le sens du film à nu, Schwarzy et le spectateur ont dû faire du chemin.
À la croisée des genres
En 1987, les studios hollywoodiens ont définitivement récupéré l’hégémonie sur le cinéma américain qui leur avait totalement échappé dans les années 1970. À grand coup de films d’action burnés, l’Amérique reaganienne triomphante et aigre avait trouvé un représentant fort dans les muscles saillants de ses stars d’action, dont Arnold Schwarzenegger était la version la plus hypertrophiée. Pourtant, il subsistait aussi dans les films fantastiques de cette période, dérivés de la série B des années 1950, une angoisse tenace quant au devenir de la civilisation, une peur de la mutation (des corps et du monde) et une névrose existentielle qui montraient le revers de ce triomphalisme déplacé (pléonasme). Inévitablement, le croisement de ces deux genres devait avoir lieu, puisqu’ils étaient fondamentalement liés. Cela donna Predator.
Six mercenaires d’élite se retrouvent en pleine jungle du Guatemala pour mener à bien une mission de sauvetage chapeautée par la CIA. Corps bodybuildés, fusils d’assaut customisés et instinct aiguisé pour flairer le danger, ils sont en terrain connu. Comme il se doit, la mission est en réalité un coup monté par la CIA pour détruire un camp rebelle ; comme il se doit, ils sont furieux de s’être fait rouler par de vulgaires bureaucrates ; et comme il se doit, ils vont devoir s’extirper de ce mauvais guêpier. Le récit, dans son premier acte, suit scrupuleusement le programme du film d’action ordinaire. Mais il va être mis à mal par un élément extérieur (au genre et à la planète) : le Predator. D’abord occupés à vouloir s’échapper de cette jungle, les mercenaires vont rapidement se rendre compte qu’ils sont traqués par un ennemi mystérieux et redoutable dont ils ignorent tout. C’est là que le programme déraille.
Totalement hors champ, le monstre se montre peu à peu dans un délirant numéro d’effeuillage tout au long du film : une silhouette transparente, du sang, une main, etc. En somme, il est érotisé : plus il en montre, plus on désire en voir. En retour, il observe ses victimes avec une vision thermique, les repérant à la chaleur qui émane de leur corps. Les mercenaires, dominés par un être qu’ils ne peuvent pas voir, se retrouvent dans la position classique des victimes de slasher : des figures vierges qui n’assument pas leur désir – que le boogeyman perçoit parfaitement. Ils tombent alors en pleine crise identitaire. Professionnels hawksiens, habitués à la maîtrise des lieux et de leurs corps, ils perdent ici le contrôle de la situation et d’eux-mêmes. Leur savoir-faire de soldat est inutile, leur fierté de guerrier est dégradée, leur monde s’écroule. Ce qui est destructeur, ce n’est pas tant la violence du monstre que la lente dégénérescence vers laquelle ils sombrent : ils déchargent leurs armes dans le vide en décimant une portion de jungle, récitent des paroles de chanson à voix haute, se tailladent le torse, etc. Bref, ils pètent un câble.
À la guerre comme à la guerre
Car le Predator n’est fait que de signes. Il est une menace inconnue dont la présence est signifiée par les traces qu’il laisse et qu’il faut apprendre à lire et décrypter (« If it bleeds, we can kill it. ») si on veut satisfaire sa pulsion érotico-scopique (voir, c’est jouir). Mais ce désir n’inverse pas seulement les codes du film d’action, il remet le super-soldat américain à sa place de bidasse largué (dans tous les sens du terme) sur le champ de bataille, lieu sur lequel les héros ne sont rien d’autre que des survivants, donc des chanceux – soit le contraire des professionnels. Ce qui explose ainsi à la tronche des mercenaires à chaque intervention du Predator, c’est le réel. « Le réel est ce qui fait mal en tant que ce mal constitue la seule approximation dont nous puissions disposer de ce qui cause ce mal » explique Laurent De Sutter. Invisible et furtif, le Predator n’existe que lorsqu’il trucide avant de se volatiliser. Il est ce « concept vide sans objet » lacanien qui fait éprouver le réel aux guerriers du film : « Faire l’expérience du réel, c’est faire l’expérience impossible de la possibilité que quelque chose soit, que quelque chose puisse exhiber son être, à l’instar de la table contre laquelle on se cogne, et qui disparaît comme table au moment même où on en éprouve le choc. »
Autrement dit, ce à quoi se heurtent ces experts de la guerre, c’est la guerre elle-même : imprévisible, insaisissable et impitoyable, elle n’est présente que dans la mort et la destruction. « Pour faire la guerre, il faut être la guerre », disait John Rambo dont le Predator est la version absolue, c’est-à-dire totalement déshumanisée. Face à la guerre (qui était l’idéal de l’administration Reagan), le superhéros reaganien (qui en était l’emblème) est complètement démuni, au moins autant que n’importe qui. Le symbole s’effondre face à ce qu’il symbolise, telle une mascotte dévorée par le produit dont il fait pourtant la promotion et dont il ne parvient plus à dissimuler l’abjection. Il n’est que pure fiction. C’est cette horreur-là que contemple Schwarzenegger lorsque le Predator se démasque. « One ugly motherfucker » car il n’y a en effet rien de plus hideux que la guerre et qu’il faut bien l’extrême laideur du Predator pour lui donner un visage. Schwarzy s’en tirera malgré tout après un affrontement épique, et sera secouru par un hélicoptère. Silencieux, le regard vide, il aura tout perdu. Car ceux qui se confrontent à la guerre ne gagnent jamais. Même quand ils survivent.