Le premier long-métrage de la Bosniaque Aida Begic, qui concourt pour la Caméra d’or, s’intéresse au difficile quotidien d’un groupe de femmes seules dans un petit village isolé. Les mettant en scène hors du monde, le film s’attache à montrer la fêlure de l’absence : celle des hommes, des fils, des frères tués à la guerre.
1997, Slavno, petit village de Bosnie. Ce lieu, par ces caractéristiques, ancre l’histoire des personnages à la fois dans l’Histoire, et dans son hors champ. Ce village, totalement isolé, dépourvu de tout signe de modernité (télévision, radio, eau courante…), en partie en ruine après le passage de la guerre, est néanmoins profondément vivant.
Malgré la douleur du deuil, de l’incertitude, de la précarité, de l’isolement, c’est précisément dans la direction de la vie ‑qui continue de tenir ses personnages- que se dirige Aida Begic. La jeune réalisatrice fait preuve d’une impressionnante maîtrise dans la peinture de cette galerie de femmes : dix femmes, un vieil imam et un jeune garçon mutique. Des femmes de différents âges, différents caractères, différentes façons de se débattre dans la survie ; c’est cette diversité que la réalisatrice a apporté un soin très particulier. Il y a là la volontaire Alma, jeune veuve de trente ans, et sa belle-mère, Safiya, au visage et aux remarques dures. Il y a Sabrina, qui ne rêve que de la ville et refuse de travailler à l’effort commun. Il y a Nadiya et Jasmina, composant comme elles le peuvent avec leurs filles adolescentes.
Il se dégage de ce film une grande force, faite de courage, d’abnégation parfois, de lutte pour le bonheur souvent, de cette communauté à la fois soudée et en conflit. Aida Begic a su trouver dans son scénario (elle a écrit de nombreuses versions avant de parvenir à ce qu’elle souhaitait) les situations propres à faire exploser les relations entre ses femmes. Deux situations, deux options d’avenir pour ce village : celle d’accepter l’offre d’un homme d’un village voisin de leur fournir un moyen de transport pour vendre leur stock de confitures et bocaux de légumes, et celle, radicale, qui leur est de plus proposée par un Serbe, de vendre le village à un groupe de BTP étranger. Et c’est en questionnant leur avenir que les interrogations ramenant sans cesse le proche passé à l’esprit de ces femmes, ressurgissent.
Le lieu du village devient le point central de l’identité de ces femmes, car cet espace est filmé comme l’écrin de l’histoire de leur pays, de leurs histoires personnelles, de l’histoire de la communauté. Aida Begic a su insuffler à sa mise en scène toute la poésie et la tendresse nécessaires, doublées d’une très belle photographie, passant des couleurs chatoyantes de l’été à la brume automnale. En prenant pour point de vue la mise en scène du quotidien, des gestes répétitifs (se laver, prier, dénoyauter les prunes, faire la confiture, dormir…), Aida Begic dit beaucoup de choses sur la survie, la conjuration de la mort. On est loin de l’ambiance des films de Kusturica, d’un certain exotisme dont il a forcé le trait dans ces derniers films, mais proche, tout proche, d’une finesse à ciseler des personnages inscrits dans un lieu très marqué.