« Tous les films sont autobiographiques, mais celui-là l’est plus directement car c’est l’histoire d’une éducation à la fois sentimentale et politique que j’ai un peu vécue au début des années soixante » : plus que la veine autobiographique, celle du cinéaste encore débutant tenté par les luttes marxistes au début des années 1960, c’est l’allusion (non la référence) à une « éducation sentimentale » qui trouble dans cette citation de Bertolucci sur son deuxième long métrage, qui est aussi une véritable et belle étude sur le temps cinématographique. Fabrizio, le jeune homme amoureux et sans passion de Prima della Rivoluzione, directement inspiré du Fabrice del Dongo de La Chartreuse de Parme (les deux personnages vivant deux époques de troubles à quelques siècles de distance), rappelle davantage en effet le héros de L’Éducation sentimentale : comme Frédéric Moreau, le Fabrizio de Bertolucci est indécis, indéterminé et surtout prisonnier d’un histoire cynique alors que l’orgueilleux et aventureux Del Dongo est toujours en mouvement dans l’œuvre très romanesque de Stendhal. Si le motif de l’amour incestueux (Fabrizio aime jalousement sa tante Gina) est un pas de plus du jeune cinéaste dans ceux de Stendhal, Flaubert et Bertolucci partagent toutefois la peinture des milieux (celui, bourgeois, dont Fabrizio porte les gestes et les atours, et celui dont il rêve, cette nouvelle société égalitaire théorisée par son camarade communiste), la désillusion intime et politique et ce même ricanement final où un mariage sans amour conclut les deux trajectoires parallèles. Comme Frédéric Moreau, Fabrizio veut, voudrait, ne veut plus : il ne sait pas vouloir. Comme son contre-modèle, l’intranquille héros de Prima della Rivoluzione est rattrapé par sa peur du vide et confronté au temps inerte, immobile de l’histoire, cette histoire qu’il faudrait « réécrire », comme le rappelle l’austère Cesare à son ami idéaliste et inconstant.
« L’histoire tombe au dehors comme la neige »
Prima della Rivoluzione est le deuxième film d’un auteur de vingt-deux ans qui n’a réalisé qu’un long métrage deux ans plus tôt ; cinéaste littéraire, Bertolucci adaptera plus tard un scénario de Borges qui illustre lui aussi ce thème du temps cyclique et cynique, l’éternel retour du même (La Stratégie de l’araignée, un peu oublié, date de 1970). Le temps de Bertolucci est ainsi une question de boucle plus que de ligne : l’histoire tombe « comme la neige », les personnages contemplent passivement ses sursauts. Ainsi le temps qui habite le film est une matière lâche et distendue, exprimée par une rhétorique parfois précieuse (plans répétées avec un léger décalage elliptique, gros plans, intertitres d’une poésie un peu déclamatoire …) ; mais l’utilisation sensuelle des éclairages, les ruptures de tons et de styles et les cadres sophistiqués créent une dynamique et une rythmique profondément originales. Faut-il voir dans ce film, qui exprime beaucoup de son époque (l’antiracisme, Godard et Ana Karina, la mort de Marilyn, Salan et la guerre d’Algérie, l’Unità…), une œuvre-manifeste politique ? ou l’œuvre de jeunesse d’un poète (Bertolucci écrivait bien avant de tourner) qui fait preuve sans en avoir l’air d’une remarquable intuition esthétique pour inventer un romanesque d’avant-garde ?
Dissonance
La linéarité perdue comme un paradis perdu : Prima della Rivoluzione, entre L’Avventura et Les Poings dans les poches – le déterminisme psychologique de Bellocchio en moins – est un film dissonant. L’histoire somme toute assez conventionnelle d’un jeune homme de bonne famille qui couche avec sa mère – pardon, avec la sœur de sa mère… – tout en rêvant d’un changement dans l’air du temps est aussi une ligne tendue entre des éléments divers et épars (les fameux « blocs lyriques », autonomes et intrusifs : chansons populaires, conversations cinéphiles sur la Nouvelle Vague française, diatribes sur l’abandon des campagnes…) qu’une force étrange, probablement unique dans l’œuvre de son auteur, permet de faire tenir envers et contre tout : cinéma d’équilibriste, impressionniste, ce second film présente une belle surface mais son intérêt est surtout dans un écriture déroutante qui refuse les apories du dogmatisme militant, les réponses du psychologisme et les rêveries trop éthérées d’un cinéma « existentiel ». Pour l’assistant de Pasolini sur le tournage d’Accattone, l’enjeu est aussi d’en finir avec ce néo-réalisme des faubourgs qui colle à la peau du cinéma italien. Il y parvient avec un brio et une aisance dans le cadre, la lumière et le récit que bien peu de ses films à venir porteront à un tel degré de réussite.