En deux longs-métrages, Laurence Thrush est parvenu à une proposition esthétique singulière qui aurait pu passer inaperçue sans les têtes chercheuses d’E.D. Distribution. Leur préférence se porte sur des œuvres souvent négligées des sélectionneurs qu’elles prennent le temps (et le risque) de repêcher des années après une sortie nationale généralement confidentielle. Rien d’intempestif dans cette approche, puisque Pursuit of Loneliness, tourné en 2011, arrive sur les écrans français un an, jour pour jour, après De l’autre côté de la porte (2009), du même réalisateur, donnant à cette œuvre éparse la cohérence qui lui manquait. Mais si le choix du noir et blanc et le recours à des acteurs non-professionnels confortent l’hypothèse d’une certaine continuité formelle entre ces deux ovnis, cette poursuite de la solitude dans les rues blanchies par le soleil de Los Angeles témoigne d’une maîtrise supérieure.
Portée disparue
En découvrant son cinéma, plus d’un spectateur sera surpris d’apprendre que Laurence Thrush a longtemps gagné sa vie en réalisant des campagnes publicitaires, parfois pour des multinationales comme Honda et McDonald’s, en passant par Mastercard et Amstel. Certains de ses spots anticipent pourtant déjà la sophistication de son style cinématographique : fluidité et limpidité du montage, changements d’échelles et de focales, goût des close-ups extrêmes et sens aigu de la composition, interaction entre l’image et la musique : autant de caractéristiques qui l’autorisent, en quelques plans, à ciseler des personnages et à installer ses situations. Mais le Britannique, au parcours résolument éclectique, est aussi l’auteur d’un documentaire – sur les combats de coqs à Cuba –, et il affine aujourd’hui une formule paradoxale, taillant à même un minerai brut des fictions néo-naturalistes aussi ténues que poignantes.
Une vieille dame décède dans un hôpital où elle a été admise peu de temps auparavant. Le lendemain, plusieurs personnes, notamment une enquêtrice des services publics, tentent de retrouver sa famille. Leurs recherches révèlent surtout l’isolement extrême dans lequel s’est progressivement retranchée Cynthia Ratsch, avec ses deux chiens pour seuls compagnons. Grâce à un montage parallèle – que l’on pourrait momentanément confondre avec un montage alterné –, Thrush splitte son récit en deux temporalités. La première, post-mortem, dévoile sur 24 heures le travail minutieux des personnels chargés d’identifier le parent le plus proche. La seconde des moments choisis de la vie de cette septuagénaire coquette et souriante, mais affligée du syndrome de Diogène, trouble du comportement caractérisé par une accumulation compulsive. La rémanence des choses, autour desquelles s’activent les uns et les autres, diffuse une sensation d’écoulement du temps trompeuse, qui semble déborder le lit étroit du film.
Le parti pris des choses
L’émotion découle souvent ici de l’observation même des objets, investis par la mise en scène d’un pouvoir d’évocation métonymique inhabituel dans le cinéma contemporain. C’est comme si les inanimés contemplaient les humains, affairés à faire jaillir un arbre généalogique de leur amoncellement. Un indice – une carte de vœux repérée dans les détritus – leur permettra de mesurer la dérive, géographique et affective, de cette femme oubliée de tous mais pas de tout. Dans un des flashbacks qui ponctuent l’enquête, Cynthia, cernée de ses possessions, commande des boucles d’oreilles vues dans une émission de téléachat. Le déplorable état de son domicile souligne la futilité d’un geste par lequel elle réaffirme toutefois la nécessité de préserver les apparences, contre l’indifférence qui la condamne à disparaître. Dans cette mégalopole de déracinés qu’est Los Angeles, personnels soignants et employés des services sociaux apparaissent comme les ultimes vecteurs d’un lien social défait par l’aliénation et la motorisation. Thrush rend un hommage pudique à ces corps de métier qui, derrière les procédures administratives régissant leur héroïsme sans gloire, arborent les visages de gardiens bienveillants et anonymes. Sans eux, les morts n’auraient pas d’ancrage.