Comme son réalisateur le dit lui-même, Que ta joie demeure est un film de vengeance… métafilmique : comme Carcasses et Bestiaire avant lui, un tel projet fonctionne comme une soupape, permettant à Denis Côté d’évacuer les frustrations liées à la réalisation de films à plus gros budget (Vic + Flo ont vu un ours, en l’occurrence). Dans ce film-ci, qui ne coûte rien ou presque, tout est permis.
Auscultation
Après le zoo, donc, l’usine. Denis Côté serait-il en train d’ausculter les structures de pouvoir de la société canadienne, à la manière d’un Frederick Wiseman ? À vrai dire, les approches des deux cinéastes sont on ne peut plus différentes, mais de part et d’autre de ce large spectre cinématographique, il y a bien quelque chose de commun : une ouverture du regard. Wiseman filme les lieux élus sous toutes les coutures et tend vers une forme de déhiérarchisation. Côté s’y présente sans idées préconçues, joue avec ce qu’il y trouve, et parvient toujours à être là où on ne l’attend pas. Là où Bestiaire reposait sur un réseau de tensions et de surprises tissé entre le champ et le hors champ, les plans de Que ta joie demeure sont centripètes, souvent frontaux et symétriques. Les machines s’y donnent à voir et à entendre dans un défilé de morphologies, de rythmes, de mécanismes propres à chacune. Puis les ouvriers apparaissent, et épousent leurs mouvements. Denis Côté aborde tout cela en peintre (de lumière), cherchant les angles, les cadres, le rythme qui feront de ce ballet une spectacle fascinant pour le spectateur. Se focalisant sur des contrastes de matières évocateurs – spirale de fer expulsée sous la pression d’un foret, lame de métal arrosée d’un liquide blanchâtre, souplesse du textile pris dans la raideur de pinces mécaniques… S’amusant à filmer l’invisible – la lumière irregardable de la soudure qui illumine l’écran, convoquant toute une histoire de l’excès de lumière au cinéma, notamment celle de la pellicule brûlée dans le cinéma expérimental. Produisant également une certaine étrangeté, en captant non seulement l’action mais aussi ses marges – moments de flottement, de pause ou de stase inexpliquée, lenteur occasionnelle –, la précision de certains gestes et la simplicité d’autres. Cette alternance de lieux, machines, costumes, actions divers donne à l’ensemble une tonalité quasi fantastique. Le cinéaste aurait pu en rester là sans rougir. Mais l’on aurait été déçu/e, peut-être, que le film demeure dans une contemplation sensible, adroite, mais trop confortable, si des percées de fiction n’étaient bientôt venues y injecter la petite dose d’inconfort que l’on attendait – et sans laquelle Denis Côté ne serait pas Denis Côté.
Invention
En réalité, tout avait commencé dès le premier plan, génial : de dos, le visage tourné vers la caméra, une femme s’adresse à un interlocuteur imaginaire. Connaissant le sujet du film, on peut facilement voir dans cette tirade, qui semble destinée à un amant, l’adresse d’une ouvrière à sa machine. Mais la menace « Je te détruis si je veux » pourrait aussi bien être celle d’une machine à « son » ouvrier/ère. À l’image de cette ambiguïté initiale, le film constitue à partir des comédiens non des personnages, mais des présences physiques et parlantes à l’identité flottante. À commencer par l’identité même de comédien/ne, qui ne s’affirme pas toujours explicitement. (Ainsi, cet homme qui raconte lors d’une pause cigarette, sa symbiose rythmique avec sa machine, mais qui récite ensuite un texte est-il acteur ou ouvrier ? Peut-être les deux à la fois ?) On le sait, le cinéma de Denis Côté est fort peu conformiste. Le but premier du film ne sera donc pas de documenter une réalité, ni de dénoncer la condition ouvrière. Il sera à la fois plus ambitieux et plus modeste : non pas montrer les choses telles qu’elles sont concrètement, ni plaquer sur les ouvriers un discours politique, mais esquisser une idée de ce que peut être le travail en usine, simplement et sans simplisme. Les différents sites que le cinéaste a filmés sont donc accolés les uns aux autres sans que l’on cherche à nous montrer leurs spécificités, et forment tous ensemble une entité abstraite.
Contamination
Le film dessine ainsi une trajectoire qui part du mécanique pur – les machines indépendantes de toute intervention humaine – et passe par la relation homme-machine qui se noue dans l’action pour en arriver aux doutes qui hantent ce rapport. Les comédiens sont comme des grains de sable qui viendraient gripper la mécanique initiale et révéler l’impensé du travail. Les régimes de discours les plus divers se rencontrent alors : blagues, fables, déclamations, monologues, implorations. Tantôt les acteurs jouent les ouvriers, tantôt ils se meuvent comme sur une scène de théâtre ou s’immobilisent artificiellement, leur phrasé suivant ces modulations de registre. Ce qui se joue ici ? Une forme de contamination peut-être : la machine se trouve personnifiée (on la « présente » à celle qui la manipulera, on lui adresse des prières) et en retour, son opérateur manifeste par moments une sorte de robotisation : ses mots tournent en boucle comme ceux d’un disque rayé, sont récités mécaniquement, ou sautent d’une paire de lèvres à une autre. Tout cela donne aux corps des acteurs quelque chose d’irréel, faisant écho aux paroles de l’un des protagonistes pour qui la qualité majeure de son travail est de rendre possible une absence à soi. Fort heureusement, le film ne peut se réduire à de telles interprétations : il se vit d’abord comme une expérience sensible et instinctive que les mots ne peuvent épuiser.