Nouveau venu dans le paysage du cinéma iranien, le jeune réalisateur Saman Salour évoque des figures marginales dans un pays où la solitude est la même dans la désolation des steppes et dans la frénésie des villes. Mais entre l’héritage esthétique d’un Kiarostami ou d’un Panahi et les promesses d’un jeune cinéma iranien plus urbain et énergique, le cinéaste peine à définir son propre univers. Quelques kilos de dattes pour un enterrement (2006) et Lonely Tunes of Tehran (2008), ses deuxième et troisième longs-métrages sur les écrans cette semaine en France, échouent quelque part entre le drame intime et l’humour noir de récits qui n’emmènent le spectateur nulle part.
Une route grisâtre dans un paysage enneigé sur laquelle progresse péniblement un camion, celui du croque-mort, Orouj, l’un des rares à avoir encore du travail dans cette campagne désolée. Au bord d’une route infréquentée, un bus décrépit abrite Sadry et Yadi, les deux employés d’une station-service pratiquement abandonnée, coupée de l’axe de circulation par une déviation. Attendant en vain le passage d’une voiture, les deux hommes survivent dans ce lieu hostile, scrutant le ciel tourmenté et les tempêtes de neige à venir. Leur quotidien est rythmé par les visites d’Orouj, qui ramasse les cadavres des malheureux surpris par la neige sur les cols alentours, et celles d’Abbas, le facteur, infatigable râleur qui troquerait volontiers son vélo contre une moto et délivre des lettres d’amour à une jeune femme au village pour le compte du jeune Yadi. L’amour et la météo constituent les principaux sujets de conversation de nos protagonistes, les deux ayant plus en commun qu’il n’y semble à première vue. Le sombre et taciturne Sadry, œil de verre et barbe hirsute, se rend en secret sur les lieux d’un accident où le froid a gardé intact le corps d’une jeune femme décédée au volant de son véhicule. S’asseyant à ses côtés, il confie à la morte ses peines et ses désirs, bien conscient cependant du danger d’une amélioration climatique qui révélerait la voiture accidentée et mettrait fin à son idylle mort-née.
L’image noir et blanc en 35mm déclinant toute une palette de gris, de l’horizon brumeux à la neige boueuse, comme autant de tonalités du paysage mental des protagonistes, évoque un univers tarkovskien. Les cadres soignés sur l’ombre portée de Sadry dépliant la bâche au-dessus de la pompe à essence ou dans les rétroviseurs du camion d’Orouj, et surtout ce décor mortifère planté de figures esseulées pourraient fonder une réflexion sur la solitude des grands espaces et le basculement de l’homme dans la folie ou l’hallucination. Au lieu de quoi, Saman Salour hésite entre le mélodrame emprunt de pathos incarné par le vieux Sadry et le vaudeville pittoresque mené avec force rebondissements par Abbas et Yadi, se disputant l’amour d’une même femme (du moins le croient-ils jusqu’au dénouement). Quelques kilos de dattes pour un enterrement a les défauts d’un exercice de style trop convenu et appliqué, comme si Saman Salour revendiquait en même temps l’héritage de la « nouvelle vague » iranienne – le titre même de son film, Quelques kilos de dattes…, a des accents kiarostamiens – et sa participation à la mouvance du jeune cinéma iranien de ces dernières années, plus social, plus incisif et plus contestataire.
Son incursion dans cette direction est plus évidente dans son dernier long-métrage, Lonely Tunes of Tehran, dont les deux protagonistes, marginaux dans la métropole, semblent tendre un miroir aux ermites rustiques et campagnards de son film précédent. Behrouz, vétéran de la guerre Iran-Irak visiblement affecté par cette expérience traumatique au point d’en être revenu complètement inapte à la vie sociale, suit bon gré mal gré son énergique et intarissable cousin, Hamid, un nain qui se démène comme un fou pour surnager dans la frénésie de Téhéran. Ingénieur en télécommunications, Hamid a mis sur pied un trafic d’antennes paraboliques qu’il installe clandestinement chez des particuliers avec l’aide de Behrouz. De mauvais plans en combines maudites, les deux comparses dont la morphologie seule évoque une version iranienne des Laurel et Hardy, accumulent les gaffes et les catastrophes, sans jamais cependant parvenir à instaurer une véritable dynamique comique. Là encore, le pathos de ces deux laissés-pour-compte en quête de l’âme-sœur nuit à la critique sociale teintée d’ironie d’un système politique qui force les miséreux et les idéalistes à la clandestinité. Loin de la puissance critique de The Hunter de Rafi Pitts ou de la liberté de ton des Chats persans de Bahman Ghobadi, deux plongées prodigieuses bien que très différentes dans la clandestinité et la répression, Lonely Tunes of Tehran se perd en gags désastreux et en considérations poétiques sur le sens de la vie. Tournée en numérique, l’image est poisseuse, souvent sous-exposée et cadrée avec le même soin qu’une caméra embarquée dans une opération militaire en Irak. Dans la fourmilière de Téhéran, Saman Salour semble, à l’instar de ses personnages, incapable de prendre du recul et colle à chacun de leurs pas, sans jamais donner au film le souffle d’un peu de profondeur de champ.
Lonely Tunes of Tehran et Quelques kilos de dattes… paraissent hésiter entre des genres multiples, de la comédie noire au mélodrame, du récit allégorique à la critique sociale, sans jamais trouver leur voix. La narration y perd en force et en émotion autant qu’elle y sacrifie son potentiel critique et politique. Tandis que le nouveau cinéma iranien de Bahman Ghobadi, Rafi Pitts, ou encore Asghar Farhadi – Ours d’or à Berlin cette année pour Une séparation et Ours d’argent en 2009 pour À propos d’Elly –, s’inscrit en prise directe avec les bouleversements de la société iranienne, relayant notamment les aspirations féminines à une éducation universitaire et à des professions équivalentes à celle des hommes, Saman Salour semble prisonnier d’une forme de mélancolie un peu paralysante face aux ébranlements d’un système social et politique. Les rares personnages féminins de Quelques kilos de dattes… et de Lonely Tunes of Tehran sont d’ailleurs bien souvent réduits au silence, mariées dociles et discrètes ou femmes au foyer respectueuses des usages. La seule femme, journaliste et photographe, qui aurait pu prendre la parole dans Quelques kilos de dattes… se trouve ironiquement être le cadavre dont s’est épris le pompiste Sadry. En retrait d’un cinéma iranien qui cherche aujourd’hui à s’affranchir tant de l’esthétique poétique et bucolique de ses pères que de la censure délétère du régime, Saman Salour semble pris dans les rets d’une histoire du cinéma iranien et des bouleversements culturels et sociaux de son pays dont il ne parvient pas à faire la synthèse dans ses films.