Un mois après la sortie du très prometteur Naissance des pieuvres de Céline Sciamma, une autre jeune réalisatrice française donne toutes les raisons de croire en elle. C’est Audrey Estrougo qui, avec Regarde-moi, s’intéresse aux règles particulièrement complexes qui régissent les rapports entre filles et garçons au sein d’une cité. Avec un sujet aussi sociologique, on aurait pu craindre que la réalisatrice s’en tienne à une mise en scène platement illustrative. Loin de là, puisque Regarde-moi s’approprie totalement la question de la mise en scène et du montage pour servir son propos.
Une cité quelques part en banlieue parisienne, quelques jeunes galèrent parmi d’autres sans trop savoir de quoi sera fait leur avenir. D’un côté, les garçons, beaux parleurs et souvent agressifs, de l’autre les filles, elles-mêmes divisées en deux camps, celles qui sont blanches et celles qui ne le sont pas. Entre eux, quelques tentatives d’approcher l’autre mais surtout, une tension palpable où chaque faux pas peut s’avérer fatal pour sa crédibilité et sa sécurité. La cité, contrairement à L’Esquive où elle n’était qu’en arrière-plan, est ici étouffante, aliénante. Jamais la caméra de la réalisatrice n’en sort car dans ce lieu, comme nulle part ailleurs, les rapports humains sont régis par des règles et des rapports de forces immuables où le sentiment n’a que très difficilement sa place. Regarde-moi, le titre du film, peut être autant compris comme une demande de considération affective qu’un ordre lancé à son adversaire pour mieux l’intimider. Le sentiment est considéré comme une preuve de faiblesse et est constamment contrebalancé par un rapport de force où la violence des maux – et même des actes – cachent une véritable souffrance.
Dans un premier temps, la réalisatrice s’intéresse aux garçons. Ce choix est totalement logique dans la mesure où leur présence dans la cité va jusqu’à imposer leur règles aux femmes. De par leur attitude – ils sont machos, beaux parleurs, tchatcheurs, un brin mythomanes et ont pour seule obsession d’être admirés et respectés des autres –, ils sont le point de convergence de tous les regards, que ce soit ceux des spectateurs ou ceux des habitants de la cité. D’un point de vue strictement cinématographique, ils incarnent donc ce que l’on pourrait appeler le champ tandis que les femmes, réduites de leur point de vue à des présences fantomatiques, représentent le hors-champ. Parmi ces garçons, Jo, futur joueur professionnel de football amené à quitter rapidement l’enceinte de béton, représente le seul pont entre les deux rives puisqu’il vit une histoire d’amour avec Julie, une jeune blanche qui vit seule avec un père totalement démissionnaire. Les autres de la bande, Yannick et Mouss en tête, s’en tiennent à une image biaisée et totalement contradictoire du sexe opposé. Véritables chaperons pour leurs petites sœurs à qui ils refusent toute manifestation de féminité, ils n’en courtisent pas moins d’autres jeunes femmes, en espérant d’elles ce qu’ils interdisent aux premières. Et leur autorité ne connaît pas le mot subtilité : Éloïse ne peut faire un pas sans que son frère la flique tandis que Fatimata, qui voudrait peut-être enfin s’abandonner à des sentiments amoureux, provoque la colère noire de son frère – et la risée de ses amis – en arborant un maquillage outrancier et une coiffure blonde platine. De cette humiliation, de ces multiples souffrances, la réalisatrice choisit de ne rien montrer pour le moment car ce qui nourrit cette première partie du film, c’est l’autarcie dans laquelle vivent ces garçons qui ont choisi de dicter aveuglément leur loi sans même savoir si elle était juste.
Le contrechamp, c’est donc les femmes à qui la réalisatrice va consacrer sa (très belle) seconde partie. Les scènes de drague, d’intimidation et d’humiliation vues pendant la première partie sont revues selon le point de vue de celles qui n’ont pas le droit de l’ouvrir face aux hommes. L’idée est d’autant plus belle qu’elle n’est pas seulement une tentative de recherche formelle en clin d’œil au somptueux Elephant de Gus Van Sant qui usait déjà de cette démultiplication des points de vue. Cette idée est ici au service d’un véritable propos, celui de rendre compte de la totale subjectivité qui régit ces rapports de force entre garçons et filles. Alors que la réalisatrice nous privait du contrechamp de l’humiliation de Fatimata (par exemple) dans une première partie, celui-ci nous est livré lors d’une scène où le regard de la réalisatrice n’est plus en adéquation avec celui des garçons. Cette seconde partie va donc devenir le théâtre d’un affrontement entre Céline, la blanche qui conserve sa part de féminité au risque d’être traitée de tous les noms, et Fatimata, la noire qui a fini par nier sa nature profonde (le fait d’être une femme) pour être intégrée au groupe des dominants. Sans concession, mais sans aucune complaisance non plus, la réalisatrice capte cette tension née d’un fossé culturel entre les deux jeunes femmes pour rendre compte d’une situation où la complexité se conjugue parfois avec fatalité. Même si elles en ont envie, les filles (blanches) refusent l’acte sexuel par peur d’être humiliées par leurs amants tandis que les autres ont définitivement tracé un trait sur leur propre plaisir. Pour ce premier film, Audrey Estrougo n’a donc pas choisi la simplicité et se pose déjà comme une réalisatrice on ne peut plus prometteuse. Face à la relative noirceur du propos, elle fait preuve d’une résistance, d’une exigence et d’une honnêteté admirables. Son arme s’appelle tout simplement le cinéma.