Réalisé suite à l’arrivée de Benjamin Millepied à la direction de la danse de l’Opéra de Paris en novembre 2014, on pouvait craindre que Relève, histoire d’une création soit une ode hagiographique à l’ancienne étoile du New York City Ballet, trop bien connu pour être l’époux de Natalie Portman. Heureusement, les portraitistes Thierry Demaizières et Alban Teurlai structurent efficacement leur film autour d’un problème plus général que subira de plein fouet le chorégraphe : comment « bouger le paquebot » d’une vieille et majestueuse institution comme l’opéra Garnier ?
Les anciens et les modernes
Comment amener la modernité dans un lieu presque figé par une longue tradition ? Cette question était déjà celle de La Danse, le ballet de l’opéra de Paris, réalisé par Frederick Wiseman en 2009. Si Relève n’a pas tout à fait la belle radicalité des films de Wiseman toujours dépouillés d’interviews ou de commentaires off, on y trouve aussi la volonté de s’immerger dans l’institution en huis clos, de livrer une vue de l’opéra « de l’intérieur », d’en montrer le gigantisme et la complexité passionnantes, ses couloirs labyrinthiques, ses innombrables studios, ses multiples corps de métiers, en l’explorant du sous-sol jusqu’à ses toits à la beauté hiératique, rosie par l’aube. En suivant Benjamin Millepied au cours de la préparation du spectacle d’ouverture de la saison 2015, les documentaristes donnent à entendre son point de vue aussi enthousiaste que critique sur ce Léviathan de l’académisme, à la fois exigeant, sublime, et vétuste : il s’y avère très difficile de simplement s’équiper en son ou en télévision, et, jusqu’en 2015, il était inenvisageable de laisser une danseuse noire devenir étoile. En découle l’opposition entre l’ancien et le moderne, la tradition et la nouveauté de ce jeune corps de ballet : il y a bien peu de plans où le danseur n’apparaît pas scotché à son smartphone ou son ordinateur portable qui lui servent d’instruments de travail, et les jeunes danseurs ne manquent pas d’apporter leurs enceintes Bluetooth au cours. C’est là que le bât blesse un peu : Demaizières et Teurlai ont souhaité surligner la modernité de leurs personnages par une mise en scène lourdement « high tech ». Filmés au 5D, les plans des danseurs au travail s’enchaînent dans un montage clipesque, sur fond de musique électro terriblement présente, jusqu’au point de se substituer à la musique originale du spectacle prévu par Benjamin Millepied. Par ailleurs, même si le film ne cherche pas à élucider les raisons de la démission précoce de la star en février 2016 (une première version du film avait été diffusée bien avant, trois mois plus tôt sur Canal +), l’abrupt carton final mentionnant son départ résonne un peu comme une conséquence des difficultés éprouvées par l’artiste, et tend malgré tout à représenter Benjamin Millepied comme un chantre incompris de la modernité. En restant collé à la vision du chorégraphe, le film aborde finalement l’histoire et les enjeux du lieu mythique depuis une bien étroite fenêtre.
Créer
Par-delà ce regard porté sur une institution en pleine mutation, le portrait de Benjamin Millepied s’interroge avec précision sur l’essence de la création contemporaine. Plusieurs séquences confrontent l’artiste à un amoncellement de difficultés matérielles et administratives, présentant l’art comme un acte concret, une négociation quotidienne avec le réel : grèves de techniciens, matériel et accessoires de plateau inadapté, blessures, agendas surchargés, requêtes constantes de son assistante Virginie, face auxquelles l’artiste conserve non seulement son optimisme mais aussi un impressionnant pouvoir d’abstraction. La présence continuelle des écrans sous les yeux du danseur prend alors tout son sens : ils sont le refuge qui lui permettent de rester plongé dans son processus créateur. Le spectateur est lui-même immergé dans les préoccupations de l’artiste dont le discours off, prônant ardemment une danse mêlant plaisir, création collective, liberté et perfectionnisme, se superpose à presque toutes les images. Mais Relève, comme son titre l’indique, n’est pas le portrait d’un seul artiste. Dans le plus beau passage du film, selon le même dispositif très simple, les interviews des jeunes danseurs du ballet racontent leur parcours, leur vécu intime et émouvant de la danse tandis que la caméra, toute en gestes aériens et caressants, filme leur danse en slow motion ou en Steadicam. Ainsi la mise en scène incarne le discours en une série de gestes délicats et semble illustrer avec grâce cette très belle remarque d’un jeune danseur : « quand je danse, j’arrête de penser en mots. »