Après la parodie de soap trash (Sitcom), la ballade façon Bonnie and Clyde (Les Amants criminels), le Cluedo version Cukor, Minnelli et Sirk (8 femmes), le drame psychologique (Sous le sable) ou le mélo kitsch (Angel), l’enfant désinvolte du cinéma français s’essaie au fantastique social en adaptant une nouvelle de la romancière britannique Rose Tremain : Moth. Présenté au Festival de Berlin, le nouveau film de Francois Ozon ne manque pas de culot et raconte l’histoire d’un bébé qui a des ailes de poulet. Dit comme ça l’histoire vous paraît ridicule ? Malheureusement, c’est bien le cas !
Bien qu’il soit attendu au tournant par ceux qui avaient réservé un accueil mitigé à Angel, François Ozon ne choisit pas la carte de la facilité. Comme pour mieux s’en prévaloir, son plan promo joue à fond la carte du mystère : une affiche représentant un gros poupon aussi angélique que diabolique, un titre que l’on croirait tiré d’une série TV américaine, un casting qui n’est pas forcément évident (on attend toujours le rôle qui sortira Alexandra Lamy de son personnage de bonne copine hystérique dans Un gars, une fille et des tics d’actrice qu’elle y a gagnés) et enfin un pitch ironique et délibérément naïf : « Quand Katie (Alexandra Lamy), une femme ordinaire, rencontre Paco (Sergi López), un homme ordinaire, quelque chose de magique et de miraculeux se produit : une histoire d’amour. De cette union naîtra un bébé extraordinaire : Ricky. » Tout juste saura-t-on que le bébé est un freak qui a des ailes. Le sujet, on le voit, est plus que casse-gueule (quoique cohérent dans la filmographie d’Ozon dans la mesure où il traite de la différence) et l’on comprend pourquoi le réalisateur a eu du mal à le monter. Le résultat, lui, est à l’image de la bande-annonce qui a fait rire plus d’une salle de cinéma puisque constamment sur une corde raide entre expectative et impression de ridicule.
Reconnaissons au moins à Ozon le mérite de s’atteler à des projets borderline et d’oser explorer des genres qui ne sont pas évidents pour le cinéma français, comme le fantastique. Ici, le réalisateur a bien révisé sa définition dans le Lagarde et Michard et répond parfaitement à la définition du genre qui implique l’apparition du merveilleux, du surnaturel dans un cadre quotidien. Cette définition, en bon élève, il la radicalise même, l’atmosphère générale du film faisant plus écho à Rosetta qu’aux mélodrames en technicolor de Douglas Sirk. La première scène plante d’ailleurs parfaitement le décor. Filmée caméra à l’épaule, Alexandra Lamy, à peine maquillée et à bouts de nerfs, explique à une assistante sociale que son mari est parti et qu’elle ne trouve plus la force de s’occuper de son enfant. Bien ancré dans la réalité grise de leur ville ouvrière, Ozon n’épargne pas ses personnages et s’amuse des contrastes qu’il peut générer en opposant les prémices d’une histoire d’amour et des situations ultra-prosaïque. Le coup de foudre entre Katie et Paco a ainsi lieu à l’usine, ils ont leur premier rapport sexuel dans les toilettes de leur lieu de travail… Face à cet univers, le spectateur est donc constamment partagé entre l’attrait et une légère répulsion, sentiment que le réalisateur entretiendra tout au long du film comme quand par exemple il montre Paco changer son bébé et insiste sur le derrière de l’enfant tout rempli d’excréments. Mais rassurons-nous, François Ozon n’est pas le troisième frère Dardenne. Son regard « social » est bien trop bourgeois pour être convaincant (tout comme Alexandra Lamy en ouvrière manque de crédibilité). Ce parti pris ne fonctionne que pour amorcer le fantastique et rendre d’autant plus décalée l’apparition des ailes de Ricky qui, dans leur matérialisation, n’ont en soit rien de merveilleux car elles s’apparentent plus à des ailes de volaille.
Comme s’il était lui-même dubitatif face au bien fondé de son sujet, François Ozon fait tout pour nous détacher plus ou moins consciemment de son histoire. En effet, il est constamment dans une démarche ironique comme l’était déjà la nouvelle dont le film est inspiré. Mais alors que cette ironie fonctionnait parfaitement dans Angel et permettait d’avoir un regard critique et jubilatoire sur son héroïne naïve, dans Ricky Ozon marche constamment sur des œufs et il s’en faut peu pour que le film sombre à plusieurs reprises dans le ridicule. On pense notamment à toutes ces scènes où Ozon désamorce l’extraordinaire des pouvoirs du bébé par des détails grotesques. C’est par exemple le cas lorsque Ricky apprend à voler devant les yeux ébahis de sa mère et de sa sœur et qu’il se cogne soudain contre la fenêtre de sa chambre ; ou encore lorsqu’il s’échappe dans les hauteurs du supermarché et qu’il manque de se griller les ailes aux néons du magasin (ce qui nous vaut, au passage, une réplique culte digne d’un nanar). On pense également à la manière dont les médias s’emparent progressivement du phénomène. Pour le couple de parents, Ricky devient peu à peu une bête de foire que l’on exhibera aux caméras de télé moyennant finance avant de le lâcher par inadvertance, dans un retournement ironique, et de le voir se perdre dans les airs comme un ballon d’hélium. Mais là encore, la critique est sage et attendue. Trente ans avant, Jacques Demy était bien plus caustique avec son histoire d’homme enceint dans L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune. L’angle choisi par Ozon était vraisemblablement le bon mais la mise en image de ces effets de décalage est loin de la verve jubilatoire qu’il pouvait avoir dans Sitcom. Et c’est sans parler du jeu parfois approximatif des deux comédiens qui n’aide pas à nous défaire de cette impression générale.
Est-ce à dire que Ricky est raté, le film de trop d’un cinéaste qui se fait parfois un peu trop confiance et pense que tous les spectateurs sont incrédules ? On serait tenté de dire oui même si Ozon nous rattrape dans un dernier élan désinvolte par des procédés d’écriture réchauffés qui, s’ils ne sont plus sincères, arrivent à enrober le film. Comme dans 5x2 (mais en moins radical), il brise ainsi la linéarité du récit pour donner l’impression que son histoire à une épaisseur qu’elle n’a pas, activant les flash-backs et autres ellipses. Cinéaste des femmes, Ozon s’amuse également à complexifier la relation entre la mère et la fille (interprétée par Mélusine Mayance, la véritable révélation du film). Avant la rencontre avec Paco, la relation entre Katie, la femme-enfant, et sa fille est inversée. Ozon nous montre comment l’apparition du corps masculin brise le couple initial et oblige à repenser les configurations. Puis, progressivement, le cinéaste exploite l’apparition de ce corps masculin étranger qui va briser le couple initial. Enfin, à l’image de Swimming Pool ou de Sous le sable (son film qui reste le plus abouti), Ozon se sert de ce que l’on pourrait appeler le fantastique psychologique, qui ne relève plus de l’extraordinaire d’une situation (ici les ailes du bébé) mais d’une question de focalisation, la projection d’un fantasme d’un des personnages. Tout comme l’on ne saura jamais si le mari de Charlotte Rampling est mort, Ricky laisse planer le doute sur les origines du bébé. Au regard de la relation ambiguë entre Alexandra Lamy et sa fille, ce gamin extraordinaire ne serait-il pas le fruit de l’imagination de la petite fille ? Plusieurs passages du film vont dans ce sens : lorsque Katie et Paco font l’amour et conçoivent Ricky, la caméra cadre la gamine dans son lit, les yeux grands ouverts, son poupon en plastique qu’elle quittera rarement à côté d’elle. De même, c’est elle qui trouve le prénom de son petit frère et comme pour mieux accentuer son pouvoir créatif, un travelling avant s’opère sur son visage juste au moment où elle dit à Paco : « Je veux qu’il s’appelle Ricky. » Enfin, dès que Ricky montre ses pouvoirs, elle ne cesse d’interpeller sa mère en disant « Regarde maman, regarde » comme si elle voulait la forcer à voir ses propres fantasmes intérieurs.
Ce trouble indicible entre vérité et fantasme, trouble qui pouvait être le moteur dramatique de ces précédents films, paraît ici artificiel et ne fait que nous perdre dans de fausses pistes comme si Ozon lui-même ne savait pas trop où il voulait nous emmener. En définitive, on se demande bien quelle mouche l’a piqué pour se risquer à adapter cette histoire de bébé que l’on aurait bien aimée purgée de son grotesque de foire.