Il a fallu dix ans à Igor Minaev, à la suite de son charmant Loin de Sunset Boulevard, pour pouvoir tourner un nouveau film. L’arrivée en France des deux derniers longs-métrages de ce cinéaste ukrainien vivant à Paris avait l’allure d’une rétrospective : Loin de Sunset Boulevard, réalisé en 2005, s’est montré dans nos salles en 2008, et le précédent Les Clairières de lune (2003) en 2009. Et après un si long silence, La Robe bleue, achevé en 2015 dans des conditions bien plus précaires que les deux autres (dont Minaev vient par ailleurs de racheter les droits d’exploitation), et enfin diffusé en 2017 dans un unique cinéma parisien (le Saint-André-des-Arts), semble vouloir poursuivre plus profondément la rétrospective, quoique d’une manière un peu déroutante.
Sur le papier du synopsis, le film promettait de renouer avec les mélodrames imprégnés, plutôt avec bonheur, des manières d’un certain classicisme de cinéma de studio, par lesquelles Minaev s’amusait précédemment à mettre en abyme les artifices de la représentation pour conter des destinées tourmentées. Le jeune Alexandre, a priori personnage principal, vient de perdre sa mère, une Russe ayant émigré à Paris, et entreprend une enquête obsessionnelle sur le passé que celle-ci lui a dissimulé. Une voix off à la première personne s’adresse à la défunte en russe, mais ce n’est pas la voix de l’acteur Kévin Boise, qui ne prononcera pas un mot de tout le film. De même, on n’entendra jamais Gabrielle Lazure, qui joue la mère dans des flash-backs muets figurant les souvenirs d’Alexandre (le scénario y fait écho : peu de temps avant sa mort, elle a brusquement perdu sa voix). Seules parlent la narration, extérieure bien qu’imitant l’intimité, et les traces que l’enquête du jeune homme exhume. Car il apprend qu’autrefois, en URSS, sa mère a aimé un réalisateur qui l’a fait tourner dans un film, dont elle a conservé les bobines. Il les numérise et les visionne, ce qui permet à La Robe bleue d’inclure en abyme ce court-métrage, intitulé Le Téléphone.
Voyage dans les archives
La vision de ce film dans le film inspire deux choses. D’abord, Le Téléphone s’avère complètement surréaliste, comme un récit pour enfants poussé à un niveau lancinant : l’histoire d’un homme continuellement sollicité par téléphone par des personnages à têtes d’animaux, ses regards caméra laissant transparaître une fragilité mentale croissante, tandis que les dialogues sont récités au rythme d’une comptine ; quelques contrechamps montrent chez le spectateur Alexandre une perplexité comiquement semblable à la nôtre. Surtout, Le Téléphone est complet, et long d’une vingtaine de minutes ininterrompues, fait assez rare pour un film dans un film. Par la suite, Alexandre a de nouveaux souvenirs suscitant plus de courts flash-backs. Et il met la main sur un autre objet conservé par sa mère : un journal tenu à l’adresse de celle-ci par son ancien amant. Tandis que le fils le lit, la voix-off devient celle de ce réalisateur qui a aimé sa mère puis l’a quittée, pour une nouvelle actrice avec laquelle il a tourné ses deux films suivants, La Mouette et L’Horizon argenté (lequel sera censuré et son négatif détruit)… Ainsi la narration change de vecteur, son sujet se déplace, le récit s’épaissit de deux autres courts-métrages en abyme, plus fragmentaires que le premier mais de longueurs également conséquentes (sans pellicule cependant pour les matérialiser).
Et peu à peu, la quête de reconstitution de la mémoire familiale apparaît plutôt comme une entreprise de dispersion dans les traces du passé. Plutôt que faire miroiter des révélations, La Robe bleue vagabonde avec une belle aisance de montage entre un réel étouffant (le jeune homme erre en voiture sans but précis, s’enferme pour lire dans un appartement en chantier, avec des bâches pour décor spectral) et des bribes de souvenirs brefs et silencieux mais vivaces, comme si ces deux perspectives de la réalité ne faisaient qu’une. Seuls viennent s’interposer ces autres films venus d’un passé plus lointain encore, comme exhumés d’archives d’une cinémathèque pour prendre possession de l’œuvre contemporaine, avec de nouveaux personnages, de nouvelles histoires devant et derrière la caméra. Au point que la fin de l’enquête, qui retombe in extremis dans les pas du mélo au présent rétrospectif dont on découvre l’ultime indice, déçoit un peu, comme une conclusion conventionnelle pour boucler la boucle, forcément émouvante mais moins qu’elle ne pourrait l’être, parce que le film a précédemment si bien réussi à nous égarer ailleurs.
Retour aux origines
Ce surprenant voyage dans une mémoire passant d’un personnage à l’autre prend une nouvelle saveur si l’on reconnaît les courts-métrages inclus dans La Robe bleue. Car ils sont authentiques, et aux moins érudits d’entre nous, un carton final apprendra le fond de l’affaire : ce sont les premières réalisations d’Igor Minaev, alors qu’il travaillait encore sous le régime soviétique. Ils ne sont pas inclus dans l’ordre chronologique : La Mouette, son film de fin d’études de 1977 adapté de la pièce de Tchekhov, figure au milieu ; L’Horizon argenté (1978) est envoyé à la fin ; et Le Téléphone, cette adaptation d’un poème pour enfants que l’on découvre en premier, date de 1985. Le premier, dont il manque manifestement des scènes, observe la préparation d’une pièce pour concentrer le regard sur les accents de vérité et de désir des acteurs derrière leurs artifices, face à la belle jeune femme qui les fait répéter. Le second, histoire d’une mère célibataire convoitée par les hommes de son village mais rejetée par le seul homme qu’elle aime et considérée par les autres comme une traînée, mêle joyeuse bouffonnerie et mélodrame délicat pour pointer, derrière la façade bonhomme de la classe paysanne, une certaine hypocrisie communautaire. Le troisième, on l’a évoqué, livre une comptine en images avec une insistance trop lancinante pour être tout à fait innocente.
Sachant cela, on apprécie plus encore l’habileté de la façon dont Minaev a introduit ces films dans son film : ouverture sidérante à souhait par l’invraisemblance du Téléphone, pour terminer par le touchant drame amoureux et social de L’Horizon argenté. On reconnaît comment La Mouette et L’Horizon argenté sont employés pour illustrer la narration du réalisateur fictif (ses tournages, l’ombre sur sa relation avec sa seconde maîtresse), autant que celle-ci est employée pour justifier la mise en abyme de ces deux courts-métrages. Mais surtout, on ne peut pas manquer la part d’autobiographie dans le geste de Minaev. Pas seulement parce que La Mouette évoque la pratique du théâtre, comme l’ont fait Les Clairières de lune et Loin de Sunset Boulevard, mais aussi par une similitude sans équivoque : dans les faits comme dans La Robe bleue, L’Horizon argenté de Minaev fut censuré, son négatif détruit et son réalisateur interdit de travail plusieurs années avant de pouvoir tourner Le Téléphone.
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Minaev le reconnaît sans ambages : une des premières motivations de La Robe bleue était de remettre en lumière ces images de jeunesse quelque peu tombées dans l’oubli. Le film s’avère, au bout du compte, une élégante manière de le faire, faisant s’épouser l’écrin et les pierres, soit deux trajectoires : une quête mémorielle où le héros se perd, et où le souvenir lui échappe pour prendre d’autres voix et d’autres formes ; et la reconstitution, certes réarrangée, des premières créations d’un cinéaste. On est dès lors encore moins enclin à trouver anodin l’ordre dans lequel celui-ci nous présente ses œuvres des origines : commencer par le film le plus radicalement différent des autres, le moins typique de ce qu’on connaît de l’auteur, le plus léger en apparence, mais qui l’a remis en selle après des années de placard ; et finir par celui-là même qui l’a envoyé dans ce placard, celui avec lequel, par son portrait contrasté de la classe paysanne flattée par le régime, le cinéaste s’est mis en danger.