Entre 1953 et 1955, Billy Wilder réalise trois films radicalement différents : Stalag 17, Sabrina et Sept ans de réflexion, tous trois des adaptations de pièces de théâtre à succès. Si le premier – qui se déroule dans un camp de prisonniers pendant la Seconde Guerre mondiale – déborde de cynisme, le dernier – usant des charmes de Marilyn Monroe – traite de l’adultère sur un ton très polisson (quelque peu atténué par le code Hays encore en vigueur). Se glisse entre les deux Sabrina, une comédie romantique douce-amère sur les mésaventures d’une jeune femme en plein apprentissage de l’amour.
Sabrina, la fille du chauffeur d’une grande propriété tenue par les Larrabee, une riche famille d’industriels, est depuis toujours éperdument amoureuse du fils cadet, David, playboy invétéré. Elle est envoyée en France par son père dans une école de cuisine sophistiquée afin de se remettre de cet amour impossible et de parfaire son éducation. Elle en revient métamorphosée.
Lutte des classes
Sabrina est l’un des films les plus raffinés de Billy Wilder (aux côtés d’Ariane, le diptyque de Sabrina avec à nouveau Audrey Hepburn dans le rôle éponyme). En guise d’introduction, Sabrina nous fait découvrir en voix off la demeure des Larrabee et leur vie de nouveaux riches, entre fêtes fastueuses et vêtements dernier cri. En face, se trouve à l’écart la demeure des domestiques ainsi que le garage tenu par le père de Sabrina, abritant les huit voitures que possède la famille. Les deux mondes se côtoient poliment mais ne se mélangent jamais. Tapie dans l’ombre en haut d’un arbre, vêtue d’une robe au style guindé, Sabrina suit avec envie et jalousie les va-et-vient de David, véritable Don Juan à la routine de séduction bien rodée.
À son retour de Paris, vêtue d’une robe blanche et fleurie, symbole de son épanouissement, Sabrina devient la vedette méconnaissable d’une nouvelle soirée organisée par les Larrabee. Elle défie alors les règles approuvées aussi bien par la famille que par son père dont le credo se résume ainsi : « Il y a le siège avant et le siège arrière. Et une vitre au milieu. »
En tombant amoureuse du fils cadet et en le séduisant, elle applique l’apprentissage qu’un mystérieux baron parisien lui dispense lors de son séjour de deux ans à Paris : savoir plaire et se faire plaisir. Elle brave ainsi l’interdit de classe. En succombant ensuite au frère aîné, elle double la mise en s’éprenant d’un homme bien plus âgé qu’elle. Sous ses airs insouciants et légers, Sabrina met donc en scène une héroïne tour à tour naïve et frondeuse, qui écoute tout naturellement son cœur mais qui sait user de ses pouvoirs de manipulatrice.
L’habit ne fait pas le moine
Si le scénario de Wilder et de ses deux collaborateurs, Ernest Lehman (plus tard scénariste de La Mort aux trousses et de Qui a peur de Virginia Woolf ? entre autres) et Samuel Taylor, auteur de la pièce originale, se déroule dans une atmosphère idyllique parmi des gens distingués, une ironie diffuse se répand dans les dialogues et quelques vrais gags caustiques ponctuent le film en égratignant les Larrabee (le père, alcoolique, est passé au crible dans une série de scènes cocasses). Certaines situations dramatiques sont traitées sur un mode comique comme la tentative de suicide de Sabrina avec le moteur allumé des huit voitures mentionnées : Wilder prend un malin plaisir à suivre minutieusement chaque étape de cette tentative qui se solde par un lamentable échec.
S’ajoute à ce comique de situation une série d’événements dans lesquels les personnages se poursuivent et se manipulent à tour de rôle, source d’une absurde souffrance. Ils se séduisent, se suivent, se fuient, initialement maîtres de leur jeu sans se rendre compte du moment où ils succombent : un grand jeu « d’arroseur arrosé ».
Les trois personnages vont donc subir une transformation radicale. La plus flagrante est celle de Sabrina incarnée par Audrey Hepburn, fraîche de son succès dans Vacances romaines, le film qui l’a révélée au grand public un an auparavant (dans lequel elle incarne une vraie princesse). Elle est à l’époque la nouvelle coqueluche de Hollywood, canon de beauté très différent des habituelles femmes fatales blondes et bien en chair. Elle inaugure dans ce film une série de rôles dans lesquels elle subit une transformation physique. Frêle et fragile, elle revient transformée en une superbe femme, parangon de l’élégance et du style. Une métamorphose qu’elle avait initiée dans son premier rôle à Broadway dans Gigi de Colette et qu’elle réitère dans Drôle de frimousse, de la bibliothécaire coincée au sublime mannequin, et dans My Fair Lady, de la vendeuse de fleurs « cockney » à l’aristocrate. Mais malgré ses belles parures (pour la plupart confectionnées par Givenchy), il lui faut encore du temps pour pleinement acquérir la maturité nécessaire à la découverte de l’amour dont elle a une vision très romantique. Quant à Linus, ses sévères costumes couronnés de son Homburg noir ne parviennent pas à cacher l’humanité que va réveiller en lui Sabrina. Se focalisant d’abord sur son apparence (elle redresse son chapeau, lui interdit formellement le port du parapluie dans les rues de Paris s’il s’y aventure un jour), elle réussit à toucher l’âme de cet homme d’affaires austère, pourtant pas dénué d’humour ni de charme. David est le personnage le plus superficiel des trois – ce qui explique peut-être le désamour de Sabrina à son égard – et qui subit peu de changements. Il a cependant l’intelligence de se retirer en faveur de son frère et reprend le « droit chemin » des affaires familiales.
Le film se solde par un happy end prévisible pour ce faux conte de fée (le film débute par « il était une fois ») dont les codes sont détournés par Wilder : le prince charmant n’est pas celui que l’on croit. On n’en attendait pas moins d’un réalisateur dont les personnages sont souvent le contraire de ce qu’ils paraissent être. Sabrina reste cependant son œuvre la plus épurée, servie par un noir et blanc lustré, une mise en scène élégante et une brochette d’acteurs alléchante d’où Audrey Hepburn sort tout de même du lot.