« A sentence is but a cheveril glove to a good wit. How quickly the wrong side may be turned outward » : les mots du Fou de La Nuit des Rois résonnent particulièrement à la vue de Salafistes, tant ce film et les paroles qu’il relaie peuvent être sujets au retournement.
Désarmons tout de suite les critiques : oui, le film adopte un point de vue. Son montage, sa bande son, ses cadrages, bref, sa mise en scène, produit autant de discours qu’un commentaire appuyé en voix-off. C’est une évidence, et pourtant. Ce que le film ne fait pas, en revanche (c’est-à-dire commenter verbalement, contextualiser, ou porter frontalement la contradiction), permet de mener sur un terrain neuf le combat de communication entre propagande djihadiste et ses contradicteurs occidentaux, et de restituer dans toute sa force et ses limites une force rhétorique inédite.
Le djihadisme de l’intérieur
Dès les premiers plans, le point de vue du film est donné. On entre dans Salafistes par un montage de vidéos prises avec des téléphones, filmant de l’intérieur la course d’un 4x4 avec une gazelle fauchée à la mitraillette. Ces rapides images suffisent à infuser tout le film du rejet d’une violence gratuite et absurde, et teintent le discours structuré des salafistes d’une barbarie certaine. On restera au plus proche des djihadistes, mais la contradiction, hors champ, reste savamment distillée. Malgré tout, les 70 minutes de film opèrent bel et bien un décentrement qu’il est difficile de contester. Entretien après entretien, la parole circule d’un soldat djihadiste à sa victime, d’un philosophe salafiste à un commerçant, d’un journaliste à un martyre, tous animés par le même respect de la charia et le même rejet de l’Occident.
De la violente régulation des mœurs (les femmes voilées de manière coercitive, une main coupée pour un voleur) à la lutte géopolitique armée, le salafisme s’impose comme une doctrine d’interprétation totalisante de l’islam, construite dans une adversité problématique avec l’Occident. Rappelons que le salafisme, qui n’est pas un mouvement uni, prône un retour à l’islam des origines et à une application rigoriste de la charia, selon des modes d’intervention non violents pour certains, armés pour d’autres. Le refus du mode de vie occidental, réduit à l’alcool et à la fête, atteint ses limites lorsque les djihadistes reprennent à leur compte les outils de la modernité : réseaux sociaux et vidéos virales pour mettre en scène et diffuser le combat ; les journaux en ligne, comme « Le Salafiste moderne », pour trouver, selon les codes de tout magazine lifestyle, des conseils pour bien laver sa barbe, ou pour choisir parmi les 5 destinations de rêve du salafiste. Le salafisme se pose en envers de l’Occident, dont il épouse sciemment les moindres contradictions. Dans le temps du film, la proximité des hommes interrogés (pas une femme !), leur langue (souvent le français) et l’élaboration de leur argumentation, contribuent à la fois à normaliser ce terrible système de pensée et les hommes qui l’incarnent, et à immerger le spectateur dans un milieu fondamentalement lointain et habituellement diabolisé.
Puissance et limites de la rhétorique
Le film n’est pas pour autant un autoportrait. Son arche narrative globale, sa musique, comme le montage précis de ses séquences, génèrent un discours sur les images. En limitant le paratexte, Salafistes évite de surtout reprendre la rhétorique propagandiste de ses sujets, ou la contre-argumentation pédagogique. Il donne de l’espace. Ce double travail de normalisation et d’immersion place le spectateur face à un puissant discours, appuyé sur « la parole du prophète », de déconstruction des positions occidentales. Le choix de donner la parole à des salafistes lettrés, filmés devant des bibliothèques, rend compte de l’assise intellectuelle de ce courant qu’une description trop rapide ou excitée ferait oublier. Au contraire, DAESH ne se présente pas comme une simple force propagandiste aveugle et barbare, il s’appuie sur plusieurs niveaux de discours, structurés ou spectaculaires, qui font usage de l’ensemble de la palette de la rhétorique. A la racine, une interprétation prescriptive du discours du prophète apporte un argumentaire d’autorité autour duquel les autres pièces viennent se caler. De cette amorce découle un discours véritablement totalitaire et prescriptif, usant de la contre-exemplarité historique de l’Occident et des contradictions d’adversaires pris comme un tout (l’Occident parti en croisade en Irak) pour disqualifier ses opposants.
La nature des images et la question de la propagande
Seul et désarmé face à un discours puissant, le spectateur serait-il inapte à toute réception critique ? Il est absurde de dénoncer le supposé discours propagandiste du film, tant le mouvement que les réalisateurs entreprennent est inverse. Par sa forme même, Salafistes s’oppose à tout discours assertif. Il désarme par son montage la parole des djihadistes, sans pour autant les disqualifier comme a pu le faire ironiquement Timbuktu. On comprend cependant la difficulté qu’il y a à rendre disponible partout et pour tout âge, sans accompagnement, des paroles et des actions d’une telle radicalité. Mais dans un contexte de prolifération des images, où ce discours est déjà abondamment disponible en ligne, uploadé et partagé par des YouTubeurs dont la force éthique vient de l’anonymat, n’est-il pas au contraire crucial de construire une œuvre à partir de ce même matériel, en dehors de la propagande et de ses contre-feux ? Évidemment, les messages véhiculés par les salafistes nécessitent d’être questionnés et contredits. Mais le retrait des auteurs est un geste politique : le refus de diaboliser ou de moquer, le geste spinozien de « ne pas louer, [de] ne pas blâmer, [de] comprendre » fait bouger les lignes d’une lutte entre discours où les mots de l’autre (en l’occurrence de l’Occident) peuvent être repris contre lui.
On aurait aussi tort de ne retenir de ce film que les images de tortures et d’exécution qu’il reprend et qui prolifèrent déjà sur internet ; d’une part, parce que celles-ci sont amenées en contrepoint de discours construits que produisent les djihadistes interrogés ; d’autre part, parce que ces images sont tout à fait constituantes du discours visuel et viral produit par DAESH. Prises indépendamment des images entre lesquelles elles s’intercalent, ces vidéos choqueraient. Mais intégrées à une ligne de discours, les images de violence atroce que montre le film (souvent coupées au montage) contredisent la démonstration des salafistes. La charia, qu’ils décrivent en partie par sa punition, en partie par ses intentions (vivre en dehors du vice, dans une société pacifiée et pure) est immédiatement contredite par la violence visuelle de la machine. Le film va même jusqu’à nous faire entendre le discours soumis des condamnés, heureux de trouver dans le châtiment la purification qui les délivrera de leurs vices.
Étonnamment, au-delà d’images de natures fondamentalement différentes, seuls quelques degrés séparent Salafistes de Timbuktu. Leurs approches complémentaires et opposées instruisent à la fois sur les formes cinématographiques et sur un mouvement djihadiste en autoreprésentation. Deux faces d’un même gant. Deux mises en récit d’un même phénomène.