Introvertie et crispée, Sarah fuit le monde extérieur par une pratique intensive de la course. Elle la préfère à tout : l’école, sa mère, les garçons, les fêtes… Quand l’université McGill lui propose de rejoindre son équipe montréalaise, Sarah y voit la chance de quitter la banlieue de Québec et la possibilité de vivre sa passion à fond, même si sa mère s’oppose à ce choix. Sans ressources suffisantes, la jeune athlète plaque tout pour vivre son rêve, avec le soutien de son copain Antoine, qui lui propose un étrange marché : faire un mariage blanc pour obtenir des aides financières attribuées aux jeunes couples d’étudiants. Pour Sarah, c’est le début d’un parcours douloureux à la découverte d’elle-même.
Regarde-moi (ou pas)
Après plusieurs courts-métrages remarqués à Cannes, Chloé Robichaud (26 ans) présentait l’an passé ce premier long dans la catégorie « Un certain regard ». L’étiquette sied parfaitement à un film où la question du regard s’avère centrale. Elle organise le rapport ténu des êtres dans ce drame intimiste, comme elle anime plus largement une démarche de réalisation minutieuse et sobre. Sarah de dos, de profil, de face… Petit à petit, l’athlète se révèle au regard du spectateur pour mieux se dissimuler derrière son mutisme. Et, pour Sarah, partager le cadre avec un autre personnage, c’est déjà être regardée de trop près. Son ami Antoine en fera les frais, quand la fusion de leurs corps, réglée en deux longs plans fixes, conduira Sarah à détourner le regard vers les casseroles de la cuisine, déjà amère de sa vaine tentative de normalisation. Sarah n’est pas comme les autres : ni féminine, ni drôle, ni causante… Elle le sait et elle en souffre en silence. Avec ce personnage mal aimable, Chloé Robichaud prend le risque de faire un film froid et rigide.
Mais les grands yeux de Sophie Desmarais occupent sans cesse l’écran, pour dire la tension d’un rapport essentiellement scopique au monde qui l’entoure et qui lui semble si souvent étranger à ses préoccupations. La jeune comédienne donne une vibration puissante à ce film raide dans son dispositif (avec ses belles et lisses images du décor urbain, sa structure chapitrée). C’est par le regard que se jouera évidemment l’éveil d’un désir insoupçonné. En deux gros plans sur une chanson niaise (« Un jour, il viendra mon amour »), Chloé Robichaud signe sa plus belle scène : Zoey chante en regardant l’écran de karaoké, quand Sarah ne regarde qu’elle. Dans ce champ/contrechamp d’une simplicité rare, le gros plan sur Sarah cristallise l’efficacité d’une mise en scène implacable. Le visage de la jeune fille se déforme sous l’effet d’un désir inédit, jusqu’à ce que l’émotion trop vive confine à la douleur. Le coup de foudre bouleverse et Sarah a littéralement mal au cœur, réveillée dans son impassibilité chronique.
Souffle court
Sarah préfère peut-être les filles, mais on n’en saura pas plus. Elle est incapable de se définir (et qui lui en voudrait à 20 ans), comme le montre la scène d’entretien avec un journal local, où elle peine à expliquer ses choix de vie et sa passion pour la course de demi-fond. Certaines choses ne s’expliquent pas, n’ont pas à s’expliquer, nous dit en substance Chloé Robichaud. Que ce soit le fait de vouloir courir comme d’autres se shootent avec des substances illicites, ou le fait de ne pas aimer coucher avec un garçon. Sur la sexualité de son héroïne, la réalisatrice laisse intelligemment les choses en suspens… car Sarah préfère surtout la course. Pourtant la pratique sportive n’est montrée que par bribes éparses, dans des plans sans grand relief : quelques images dans une salle de sport pour travailler le cardio, quelques étirements, un sprint en salle, un jogging proche de l’errance dans une ville endormie… La dimension auto-érotique d’une pratique sportive intensive ne semble pas intéresser Chloé Robichaud, un peu encombrée par toutes les pulsions de son héroïne, tuées dans l’œuf. Les gros plans sur les pieds de l’athlète servent plus le placement de produit qu’ils ne suggèrent le caractère fétichiste pour l’outil d’une passion. De fait, le potentiel dramatique de l’obsession sportive est canalisé par un problème cardiaque amené de façon un peu gauche, comme si la folie de la performance effrayait trop pour être déployée vraiment.
Reste alors le parcours d’une adolescente coincée dans une rébellion larvée : contre l’autorité parentale, contre le modèle conjugal attendu… Dans sa volonté louable de subtilité, Chloé Robichaud dévoile la fragilité d’un cinéma trop sage, trop soucieux de bien faire.