Esma a une fille de douze ans, Sara, bien qu’il faille « être dingue pour faire des enfants aujourd’hui », et vit chichement de ses divers travaux : elle travaille jour et nuit pour payer à sa fille un voyage scolaire, symbole du non-renoncement à la vie réelle, à la vie normale. Mais la normalité est bien difficile à ancrer dans une existence marquée par les blessures d’une guerre comme celle que l’ex-Yougoslavie a subie il n’y a pas si longtemps. Le sujet du film, risqué tant le manichéisme est possible, tant le degré de souffrance est imperceptible chez les êtres brûlés vifs comme Esma, forme ici une œuvre parfaitement construite, qui vacille entre espoir et souvenir, tout en permettant de raconter une histoire récente un peu honteusement oubliée par le cinéma européen face aux guerres mondiales.
La guerre s’est terminée en 1995. Les dix années qui nous séparent du conflit yougoslave ne sont pas si lointaines : et l’on tremblait déjà à l’idée qu’une réalisatrice bosniaque ne fasse un film politique sur les exactions serbes. Elles sont bien présentes, et c’est normal. Qui oserait nier les faits ? Mais Jasmila Žbanić a plusieurs documentaires à son actif, dont Red Rubber Boots sur la recherche par les femmes bosniaques des enfants perdus, et Images from the Corner sur les déboires psychologiques d’une femme marquée par la guerre, et a gardé dans son premier long métrage de fiction la rigueur intellectuelle nécessaire. La guerre est trop présente encore dans tous les esprits pour ne pas en parler. La guerre est aussi trop douloureuse pour faire de la propagande. Jasmila Žbanić raconte, avec peu de mots mais beaucoup de mouvements gracieux et sobres, l’histoire d’une femme qui se débat dans le présent avec le poids d’un passé secret.
La première réussite du film est la beauté des corps dans le silence : celui-là commence sur une réunion de femmes anciennement prisonnières de l’armée serbe, une cellule psychologique où certaines pleurent, crient leur souffrance tandis que d’autres, comme Esma, refuse d’utiliser la parole pour se soulager. Sa force, croit-elle, est l’amour de sa fille, et la solitude qui permet justement le silence. Mais Sara ne sait pas d’où elle vient et commence à poser des questions. Mais Esma rencontre un homme dans la boîte de nuit où elle travaille comme serveuse, Pelda, qui l’effraie parce qu’il est attiré par elle. Comment faire de ce corps qui a subi les atrocités d’une guerre (Esma a été faite prisonnière dans un camp serbe) un objet de plaisir, ou même simplement comment changer de point de vue sur un lieu si intime de souffrance et de honte ?
Sarajevo, mon amour ne répond pas par l’amour, trop difficile à supporter dans un premier temps, mais par le retour au mouvement, physique et verbal : si le premier panorama dévoile dans la réunion des femmes immobiles, aux visages fixes, aux yeux emplis de larmes qui n’ont plus la force de couler, ces mêmes corps sont de plus en plus actifs. Esma sort, pique-nique, se laisse embrasser, revit. Mais le bonheur est toujours de courte durée pour les femmes qui portent en elle un secret comme celui d’Esma. Et la réaction hystérique de sa fille Sara face à cette nouvelle rencontre, dont la crise d’adolescence renforce la violence intérieure du non-dit, la replonge dans son silence : on ne peut accepter à douze ans qu’une mère, seul point d’ancrage dans le monde affectif de Sara, partage sa tendresse comme son malheur. On ne peut non plus accepter, lorsque l’on a quarante ans comme Esma, de rester infiniment dans l’attente de la fin. Et les mouvements progressifs montrent que le personnage, comme Jasmila Žbanić, a choisi l’espoir, la reconstruction de la vie.
La renaissance est également celle d’une ville, Sarajevo, détruite aux deux tiers pendant la guerre : si le film est centré sur Esma, il réussit à mettre en scène une vie quotidienne. Cette dernière est normale, on fait des courses, on prend des cafés. Mais il reste le souvenir bien présent au travers des enfants dans la cour d’école qui se battent pour l’honneur d’un père mort au champ de bataille, et de l’omniprésence de ce passé dans les conversations : indirectement souvent, les dialogues ouvrent la voie à la mémoire. Dans la répétition de chaque geste quotidien, on retrouve le thème de l’obsession, de l’absence d’évolution, de résignation insupportable.
Jasmila Žbanić ne montre pas beaucoup les traces purement corporelles : elle s’intéresse bien davantage aux traces culturelles et psychologiques, celles qui ne se voient pas en quelque sorte. Elle réussit à les montrer à l’image, à en faire des expressions, des gestes : avec une lumière toujours sombre et jaunie, elle évoque les éveils tardifs et les retours impassibles. Alors qu’Esma découvre la possibilité de l’amour, sa fille s’éveille à la sexualité. Les deux femmes ne pourront en définitive se comprendre que parce qu’elles sont toutes deux capables d’aimer.
Sarajevo, mon amour n’est pas un Ours d’or politique ou complaisant : film de ressenti, de violence intérieure et extérieure, il montre un ordinaire qui ne peut l’être encore tant le dégoût, le regret, la haine, parfois, sont présents. Film d’acteurs s’il en est, il permettra, on l’espère, de faire connaître un peu mieux le cinéma des Balkans hors Kusturica et Tanović, et ses interprètes magnifiques ici comme Mirjana Karanović, l’actrice serbe qui joue Esma la Bosniaque, ou Leon Lučev (Pelda). Sarajevo, mon amour est un film important dans ce qu’il dit, et impressionnant dans sa maîtrise cinématographique : les plans sont simples et pourtant immédiatement évocateurs. C’est sans doute la plus grande force d’un film : réussir à montrer sans voyeurisme ou sentimentalisme une souffrance qui ne disparaîtra que très progressivement.