Bloqué à la frontière marocaine, un millier de migrants africains contemplent depuis le mont Gururu la petite ville de Melilla, enclave espagnole et porte d’entrée vers un « eldorado » européen. Organisés en une micro-société bien plus hiérarchisée qu’on ne pourrait le croire, ces hommes sont tenus de respecter des règles strictes (obéir au(x) chef(s), mener l’assaut contre les murs barbelés à un moment précis, ne jamais coopérer avec la police, etc.) pour espérer atteindre leur but. Comme beaucoup d’autres documentaires et de fictions traitant de la question des migrants, Les Sauteurs nous offre une immersion brute dans l’extrême précarité du quotidien de ces compagnons d’infortune. Mais à la grande différence d’autres films récemment sortis sur nos écrans, celui-ci se distingue par un dispositif original qui n’est pas sans poser question tout en offrant un éclairage inédit sur le phénomène migratoire. Signé par Moritz Siebert et Estephan Wagner qui en ont surtout supervisé l’écriture (au scénario et au montage), le documentaire n’aurait néanmoins pas pu se réaliser sans le concours d’Abou Bakar Sidibé, jeune migrant africain directement embarqué dans cette terrible aventure, à qui a été confiée une caméra afin de capter le quotidien du camp ainsi que son organisation. Absents des lieux de tournage la plupart du temps, les deux réalisateurs sont très certainement partis du principe que leur présence corromprait le rapport des filmés à la caméra, posant des enjeux de séduction qui risqueraient de travestir une réalité qu’ils souhaitaient capter.
Ce parti-pris n’est pas sans risque : il requiert une confiance absolue en celui qui tiendra la caméra, construira ses cadres, choisira de s’intéresser à un camarade plutôt qu’un autre, etc. Mais ce choix peut aussi être vu comme un aveu d’échec pour les deux réalisateurs dont il est difficile de mesurer exactement l’empreinte sur le résultat final : d’une certaine manière, il pourrait autoriser à douter de l’intégrité du documentariste en pareilles circonstances, potentiellement réduit à n’être qu’un enregistreur d’images forcément corrompu par sa volonté de faire passer un message et incapable de trouver la juste distance avec son sujet. On imagine combien le résultat a pu faire débat au sein de la profession, possiblement interloquée par ce retrait revendiqué au profit du filmé qui devient filmeur et à qui on accorde la légitimité exclusive pour nous informer de sa réalité. Pour autant, Les Sauteurs ne donne jamais l’impression d’avoir résolu d’un coup de baguette magique la question du rapport au réel pour atteindre une prétendue vérité : au contraire, ce dispositif offre l’intéressante possibilité aux migrants de se penser comme sujets d’un film dont ils tiendraient les ficelles, l’outil de la caméra devenant le seul moyen de communication avec ceux qui sont extérieurs au camp. Dans les scènes de cavale ou lorsque les autorités débarquent pour brûler toutes leurs affaires, on imagine combien la présence d’un documentariste extérieur au groupe aurait pu biaiser le déroulement des événements et la réaction des victimes.
Le passeur d’images
Une scène en particulier prouve combien Abou Bakar Sidibé s’est familiarisé avec l’outil qui lui a été confié et a pris conscience de la portée du projet qui reposait sur ses épaules : alors qu’il va pour se laver, le jeune Africain confie la caméra à l’un de ses complices et lui demande de le filmer lors de ce moment intime qui donne une idée précise du dénuement dans lequel vivent les migrants. Mais ce qui est intéressant ici, c’est que l’homme donne en direct les instructions à son caméraman amateur sur ce qu’il peut ou non filmer de son corps, allant même jusqu’à anticiper ses gestes et la manière dont le mouvement de caméra devra l’accompagner. Le ton devient alors léger et ludique, loin de l’apitoiement attendu dans des circonstances similaires. Dans ce court instant qui peut sembler a priori anodin et qu’on pourrait interpréter comme l’expression d’une simple pudeur, on se retrouve pourtant en présence d’un sujet qui devient filmeur et se pose la question du juste équilibre à trouver entre la force brute du témoignage et le voyeurisme indécent. Pour le reste, l’intervention de Moritz Siebert et Estephan Wagner n’est pas neutralisée, loin de là : c’est à eux qu’appartient le choix du montage (et donc la maîtrise du champ, du hors-champ et des ellipses), tout comme ils ont probablement supervisé l’écriture et la lecture de témoignages qui disent parfois trop explicitement le rapport de force entre l’Europe et ces migrants en demande d’un dû.
Si on peut tiquer face aux raccourcis qui sont parfois opérés, la démarche a au moins le mérite de ne pas faire des Sauteurs un projet au militantisme lénifiant dont le seul but serait de flatter l’humanisme bien-pensant des spectateurs. Parce que cette communauté de migrants perd de vue la plupart du temps qui verra leur film (même si la présence de la caméra n’est jamais occultée et doit participer à certains changements de comportements), elle se livre aussi sans fard, révélant parfois une cruauté qui peut aller de pair avec une logique de survie. On le constate par exemple lors de ce douloureux moment où un homme au sein du groupe est suspecté d’avoir donné des informations à la police : on nous explique alors que selon les lois de cette micro-société, cet homme devrait tout simplement être abattu pour trahison. Conscient qu’en l’absence des deux réalisateurs, tout peut arriver, on peut craindre d’être le témoin démuni de la scène de lynchage du possible traître : si elle n’a finalement pas lieu, entre autres parce que quelques hommes auront choisi de le laisser s’enfuir, l’absence d’un intermédiaire rassurant capable de temporiser ouvrait le champ de tous les possibles. Mais c’est peut-être finalement la présence même de cette caméra, outil d’information dont la puissance est parfaitement maîtrisée par les migrants eux-mêmes, qui est parvenue à tempérer les haines et le désir de vengeance : parce que, dans ce cas précis, elle permet aux filmés de devenir les acteurs de leur représentation et de leur visibilité.