La vague actuelle de restaurations numériques de films de patrimoine offre l’opportunité de redécouvrir quelques pièces marginalisées et souvent dignes d’intérêt. Seconds, film de John Frankenheimer naviguant entre thriller paranoïaque et science-fiction, peu visible mais recherché des cinéphiles, en fait partie. C’est l’histoire d’un pacte faustien. Par la voix d’un ami qu’il croyait mort, un homme pris au piège de la monotonie de son existence est mis en contact avec une compagnie très discrète au business particulier : offrir à des gens comme lui de nouvelles vies, littéralement, ce qui inclut certificat de décès, nouvelle identité, chirurgie esthétique radicale modifiant jusqu’aux empreintes digitales et dentaires, et nouvelles aspirations. Invité voire fortement incité à recourir à ces services (le danger est déjà là), le banquier marié et d’âge mûr est métamorphosé en jeune peintre célibataire à qui l’avenir peut sourire de nouveau (Rock Hudson, fragile comme rarement il le laissa paraître à l’écran). Mais il découvrira que les secondes chances ont un prix.
Mirage de la vie
De son générique signé Saul Bass aux effets de distorsion optique orchestrés dans quelques passages par le grand chef opérateur James Wong Howe (usage précoce de la SnorriCam, profondeur de champ outrée, courtes focales, anamorphoses), Seconds s’avance à première vue comme une démonstration esthétique de la paranoïa, qui n’est pas sans rappeler celle livrée en huis clos par Répulsion un avant avant lui. De manière encore plus appuyée et omniprésente que Polanski, Frankenheimer joue sur l’instabilité de l’image, de l’environnement, du point de vue : l’espace ressemble à une toile déformée où le relief annoncerait une menace imminente. L’effet est saisissant et efficace, mais la technique apparaît à la longue comme un travail un peu systématique, appliqué, légèrement plus ostensible que le sujet ne l’exigerait. Une telle charte formelle renvoie à deux autres d’un ordre plus général, familières au cinéphile. On pense d’abord à l’application coutumière de Frankenheimer lui-même, artisan doué et capable de réelles intuitions, mais dont les choix esthétiques les plus évidents (l’usage de la contre-plongée, de la profondeur de champ, du montage rapide comme au début de ce film dans le voyage en train du héros) relèvent au moins autant du savoir-faire de faiseur (celui qui connaît les ficelles pour créer une inquiétude, une émotion…) que du désir d’un cinéaste ayant une idée personnelle sur ce qu’il filme. Et puis, le modernisme formel de Seconds (réalisé en 1966) préfigure, dans une certaine mesure, un autre qui allait se faire remarquer dans la décennie suivante. On pense à celui des films du Nouvel Hollywood, nourri à la cinéphilie et à l’envie très démonstrative de moderniser l’image cinématographique classique d’inspiration hollywoodienne, quitte à la faire disserter sur elle-même et sa propre remise en question par les questions de point de vue et de montage (The Parallax View de Pakula, les films de De Palma, etc.).
Si Seconds crée efficacement l’inquiétude, sa façon de faire est donc à prendre avec des pincettes. Mais plus encore, il bouleverse, parce que derrière la peur, il instille une autre émotion, moins évidente et moins superficielle : l’empathie avec une désillusion cruelle. Seconds nous attache aux pas d’un homme dont on ignore les désirs et qui longtemps les ignore lui-même, au point de se les laisser dicter par d’autres. Attiré dans le jeu par un mélange de séduction commerciale et de coercition plus directe (le chantage), il se laisse soumettre au cours d’un long plan où il écoute passivement un homme, d’abord en arrière-plan puis à ses côtés, le persuader que plus rien ne le retient à sa première vie. Désire-t-il vraiment être peintre ? On en doute : là encore, c’est une suggestion de la Compagnie. Et la suite du film le verra s’accrocher à une existence de jeunesse et de liberté trop bruyante et clinquante pour être honnête, à laquelle sa personnalité cachée derrière sa nouvelle enveloppe ne pourra s’adapter complètement, d’autant moins qu’elle s’avérera une pure illusion, une construction industrielle. Mais toujours, le choc de la révélation progressive de ce mirage se laisse submerger par l’amertume de la perte, ou plutôt de la découverte que l’on n’a jamais rien eu. À la fin, alors que tout a été réglé pour lui, les ultimes cris étouffés de Rock Hudson inspirent moins l’effroi qu’un immense sentiment de gâchis. Seconds pourrait être la fable de la victime d’une société publicitaire.