Après Divorce à l’italienne, Pietro Germi n’a pas tout à fait réglé ses comptes avec l’Italie méridionale. Avant de passer à l’Italie du Nord (Ces messieurs dames), il assène un coup final à cette société archaïque, puritaine et hypocrite, avec un nouveau cocktail détonnant de mariages arrangés et menacés, d’honneur en danger, de Justice manipulée, de religion complice. La comédie à l’italienne made in Sicilia s’emballe littéralement sur la scène tragi-comique de ce village sicilien, entre vaudeville, drame romantique, western, ballet, etc., etc.. Il faut dire que bien des fées se sont penchées sur ce berceau : Age-Scarpelli au scénario, Carlo Rustichelli à la musique, Saro Urzi, Stefania Sandrelli ou encore Lando Buzzanca à l’interprétation. Le sel de la satire pimente ce plat à l’italienne pour le plus grand plaisir de nos papilles de spectateur.
Des droits et des devoirs d’une Sicilienne
Les premiers plans du film inscrivent d’emblée Séduite et abandonnée dans la lignée de Divorce à l’italienne, avec la musique si reconnaissable de Carlo Rustichelli et cette mise en scène quasi baroque, toujours en mouvement, qui fait des angles de prise de vue des angles d’attaque des personnages et des cadrages le moyen de les cerner littéralement dans les rets d’une ironie démystificatrice. Le film s’ouvre donc sur un village sicilien écrasé par le soleil (très belle photographie d’Ajace Parolin), des persiennes fermées, une croix sur la place du village. Le visage d’Agenese Ascalone (Stefania Sandrelli), qui trace son chemin dans les rues quasiment désertes, les paupières pudiquement – presque honteusement – baissées. Direction : l’Église, confession oblige. Scène suivante : c’est l’heure de la sieste chez les Ascalone, et la peu séduisante Mathilde, sœur d’Agnese et fiancée de Peppino Califano, dort à poings fermés. C’est du pain béni pour Peppino, qui séduit la sensuelle Agnese, laquelle tente (sans grande conviction, certes) de résister. « Mais que me fais-tu faire ? », s’exclame un Peppino criant de mauvaise foi, en bon séducteur rejetant la responsabilité de son geste sur sa proie. Les amants disparaissent par l’arrière-porte de la cuisine : c’est qu’il faut fuir les regards, ceux des spectateurs (la censure veille), comme ceux des autres personnages. L’ironie acerbe de Germi éclate alors : Agnese et Peppino disparaissent dans un mouvement de voiles blancs (des draps tendus derrière la porte), métaphores nuptiales d’un mariage qui sera tout l’enjeu du film, tandis que la musique de Carlo Rustichelli fait résonner le son sacré des orgues dans l’arrière-cuisine, lieu du crime. Agnese se retrouve enceinte. Peppino refuse de l’épouser : une fille qui cède si facilement n’est-elle pas une fille facile ? Ce qui, en langage sicilien, donne : « l’homme a le droit de demander, la femme a le devoir de refuser ».
Un maledetto imbroglio
Chez les Ascalone, l’honneur est en jeu : il faut que Peppino épouse Agnese. S’ensuit alors un incroyable imbroglio (Un maledetto imbroglio est le titre italien de Meurtre à l’italienne, que Germi réalisa en 1959), un crescendo haletant de péripéties et de coups de théâtre : séquestration, enlèvement, tentative de meurtres, accusation de détournement de mineure, accusation d’impuissance, on en passe et des meilleures. Jusqu’à la résolution finale, en forme de pied de nez fait par Germi à la morale du « tout est bien qui finit bien ». On pense au dernier plan de Divorce à l’italienne (Stefania Sandrelli et Marcello Mastroianni), et à celui, en 1972, d’Alfredo, Alfredo (Stefania Sandrelli et Dustin Hoffman) : Pietro Germi signe là trois finales cyniques et amères, déguisés en happy end, qui en disent long sur son pessimisme vis à vis de la société italienne. Car c’est bien là le fond de cette comédie « à la sicilienne » : un portrait au vitriol d’une société hypocrite, puritaine, machiste, arc-boutée sur d’archaïques codes de l’honneur, grassement assise sur une bonne conscience pourrie par la mauvaise foi, cautionnée par l’Église et servie par la Justice. Tout y passe. Et tous y passent, à l’exception d’Agnese, qui tente en vain de résister aux pressions familiales, sociales, religieuses. Mais sa moue innocente a un petit côté un peu trop aguicheur pour qu’elle échappe totalement au soupçon qui pèse sur tous les personnages. Et comment oublier que deux ans auparavant, dans le dernier plan de Divorce à l’italienne, cette même Stefania Sandrelli (sous les traits de la candide Angela) en voyage de noces avec le baron Cefalu (Mastroianni) faisait déjà du pied à un autre homme ?
Du néoréalisme à la comédie
On est bien loin, désormais, des films antérieurs de Pietro Germi : ceux qui, comme Le Disque rouge (Il Ferroviere) ou Les Chemins de l’espérance, s’inscrivant dans la veine néoréaliste, portaient sur une humanité déboussolée un regard bienveillant et fondamentalement confiant. Le passage à la comédie, qui pointait déjà dans Meurtre à l’italienne) et magistralement maîtrisée dès Divorce à l’italienne (Divorzio all’italiana, 1961), signe la transformation du regard de Germi sur les hommes et la société. De cette évolution témoigne le sens nouveau pris par une figure récurrente du style du cinéaste : les cadrages (très) serrés sur les visages des personnages. On pourrait dire qu’avant Meurtre à l’italienne, ils étaient la marque de la sympathie, au sens étymologique du terme : d’un désir du cinéaste de se rapprocher, de communier avec ses personnages. Une attention aux visages qui, d’Eisenstein à Pasolini, est le marqueur esthétique d’une éthique du regard. À partir de Meurtre à l’italienne, chez Germi, le signe s’inverse : de positif, il devient négatif, et le resserrement du cadre devient le lieu où s’installe la distance de l’ironie. Il suffit de voir, au début de Séduite et abandonnée, la scène du repas de famille chez les Ascalone, les gueules baffrantes, les visages mièvres et sirupeux, pour comprendre que l’on flirte avec le cauchemar. Le vrai visage de cette société est celui d’une hydre à mille têtes monstrueuses, toutes prêtes à cracher le venin de la calomnie. Et si l’archaïque Sicile est le cadre des deux premiers volets de cette satire, le Nord de l’Italie, celui du boom économique, ne sera pas épargné par le troisième et très bel opus du triptyque : Ces messieurs dames.
Que le spectacle commence !
Luciano Vincenzoni et le détonant tandem de scénaristes Age-Scarpelli ont construit le film comme une succession frénétique de saynètes comiques aux dialogues ciselés et pleins de sel. Tout le piquant de leur scénario est dans la création d’un personnage contraint d’imaginer jusqu’à épuisement mille et un stratagèmes, pour sauver l’honneur familial menacé par la faute originelle d’Agnese. À tel point que le scénario a tout l’air d’un work in progress littéralement inventé par le paterfamilias Vincenzo Ascalone (remarquable Saro Urzi). La comédie à l’italienne, c’est d’abord celle que se jouent entre eux tous ces personnages en représentation, prisonniers du regard des autres. Scénariste, mais aussi metteur en scène et acteur, le père fait de la place du village la scène sur laquelle se nouent et se dénouent les actes du drame, dirigeant littéralement les acteurs, réglant leurs déplacements, leur intimant de rire à gorge déployée pour tromper le public des habitants du village. Cette débauche d’énergie fait partir le film dans la direction du western (Ford était un des modèles de Germi) ou du film policier, mais sur un mode comique : point de héros, mais de bien pitoyables histrions, que Germi à la mise en scène et Carlo Rustichelli à la musique assassinent sans scrupule. « Riez ! E viva », dira le père dans un dernier souffle, mourant caché, en coulisse, pour que la noce enfin célébrée ne soit pas ajournée. Ite missa est, la messe est dite, il n’y a plus rien à voir. Et l’on ne peut qu’applaudir les acteurs de cette farce tragique : Saro Urzi, le Père tout puissant, mais aussi Stefania Sandrelli, la jeune première (pas si) innocente, Aldo Puglisi, séducteur lâche et bouffon, Lando Buzzanca, en comte suicidaire édenté et accessoirement mari de rechange, et la ribambelle d’acteurs qui prennent place dans cette fresque sicilienne.
La comédie humaine
L’œuvre de Pietro Germi forme une sorte de comédie humaine, un édifice quelque peu balzacien, dont un pan serait les « scènes de la vie sicilienne ». Le cinéaste observe les hommes et la société comme un entomologiste, et d’un film à l’autre se tisse, à travers parfois le retour de mêmes acteurs (Saro Urzi, Stefania Sandrelli), tout un réseau de thèmes omniprésents (la sexualité, le mariage et le divorce, l’Église, la Justice), de figures obsessionnelles (le père), de scènes et de motifs récurrents, qui témoignent, au-delà de la diversité des genres abordés, de l’unité de l’œuvre et du regard (de plus en plus noir) porté sur la société italienne, voire sur la nature humaine. Au-delà de Pietro Germi, c’est tout le cinéma « à l’italienne » de cette époque qui peut être vu comme une vaste caisse de résonance dans laquelle chaque film vient amplifier ses accords. Ainsi dans Séduite et abandonnée, on retrouve une variation sur un motif : la place du village vue comme un théâtre, les mâles assemblés au café, qu’ils soient simplement oisifs, occupés à reluquer le défilé des femmes, ou à répandre le fiel de leur médisance sur leurs concitoyens. Les Vitelloni et La Dolce Vita ne sont alors pas si loin.