Déterminé à cultiver une ambiance de mystère dès les premières minutes, Éric Valette fragmente les espaces et étale une panoplie de personnages hétéroclites (un fermier noir objet de la haine des paysans locaux, des malfrats hispaniques en route pour un deal de cocaïne, un motard accidenté). Sans connaître l’importance des personnages dans le drame ainsi déployé, le récit converge d’emblée vers la ferme, épicentre géopolitique de cette histoire de vengeance sur fond de méfiance post-13 novembre (un bref reportage nous présente en effet le motard comme un « djihadiste » en cavale). Attaché avant tout aux causes qui feront avancer le récit, Valette met l’accent sur les préjugés xénophobes des habitants du village pour mener à ce point de convergence, terrain de l’affrontement final : le gunfight a lieu notamment à cause des locaux, partis à l’assaut du domaine pour se débarrasser du fermier.
Cette distribution des cartes peut paraître un peu précipitée, et ce à cause des étonnantes fautes de ton : les dialogues ainsi que les exigences de genres extrêmement codifiés — par exemple, la scène de crime analysée par la police, à l’aide d’un étalage scientifique, où les comédiens s’enlisent dans l’énumération des faits — contraignent les acteurs à des clichés de jeu. Des lourdeurs d’interprétation accentuées par le mélange un peu bancal que propose Valette, entre gravité et nonchalance (deux malfrats qui se rendent à un deal extrêmement dangereux, mais qui parlent immobilier et immigration, par exemple).
Lieux communs d’un cinéma populaire français
Conformément au roman de DOA, dont il est adapté, le film s’appuie principalement sur l’origine ethnique ou les préjugés des personnages, au détriment d’une psychologie fouillée, réduisant ainsi les comédiens à des exécutants sommaires — voir Tomer Sisley en gangster ténébreux à l’attitude grave et solennelle (même si le personnage se révèle un peu plus complexe qu’il n’y paraît). À ce maelstrom maladroit de stéréotypes sociaux et de direction artistique approximative, le film appose un méchant venu d’ailleurs, le mercenaire asiatique. Le jeu rigoureux de Terence Yin contraste avec le cabotinage des autres, tout comme l’identité de son personnage : Asiatique aux yeux clairs, fils d’une mère chinoise et d’un père allemand, qui parle espagnol et anglais, et détenteur d’un (faux) nom colombien, il adresse, par sa présence, une pique amusante au circuit routinier du cinéma populaire français, un peu trop souvent occupé ces derniers temps à confronter des préjugés communautaires (on ne se remettra sûrement jamais de Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?). Le mercenaire, en effet, ne cherche jamais à s’intégrer ni à être discret ou courtois ; il est au contraire l’incarnation d’un malfaisant archétypal, l’étranger mal-intentionné, celui qui, de fait, rit au visage de la xénophobie et du racisme des autres personnages, eux qui voyaient en leur voisin noir un ennemi. Comme dans Maléfique, son premier long-métrage, Valette confronte, dans un surréalisme parfois absurde, quelques personnages franchouillards (le fameux combo beauf-bistrot-ignorant) à l’étrange (dans Maléfique, un livre magique).
Matière étrangère et anticorps
C’est ce mélange improbable qui mène à un climax inouï, gunfight entre les beaufs du dimanche, armés de fusils de chasse, et les mercenaires armés de leur matériel professionnel. Dans ce tourbillon de fausses notes et de contradictions, Le Serpent aux mille coupures est finalement lucide dans le constat et l’acceptation de son propre échec : la transposition des codes, des figures et des péripéties du cinéma de genre américanisé dans un environnement contextuel français engendre nécessairement des distorsions, voir même des incompatibilités — voir le personnage de l’acolyte du mercenaire, père de famille tombé là par hasard, extrêmement maladroit avec des armes à feu, et qui finit par s’empaler seul sous la force du recul de son coup de feu. C’est là tout l’intérêt du personnage de Terence Yin, incarnation de ce constat, et atout majeur de ce Serpents aux mille coupures.