Premier film de John Cassavetes, prophète solitaire de ceux qui dix ans après lui commenceront à redonner au cinéma américain jeunesse et virulence, mais aussi rare intrusion réussie du cinéma dans le jazz, son frère du XXème siècle, Shadows est à bien des égards un premier film dont la réputation n’est plus à faire. Coup d’essai tout à fait unique, il développe une approche parfaitement anarchique de la narration et des codes du cinéma de fiction. Faisons donc lumière sur cette passionnante proposition de cinéma, et les toiles fantomatiques qu’elle tisse sur le quotidien, le rythme de la vie, et l’énergie de l’improvisation.
Genèse
Shadows se situe à cette charnière entre le crépuscule des studios de l’âge d’or et le souffle du Nouvel Hollywood. Ni de l’un, ni de l’autre, il constitue, à sa sortie en 1959, la proposition marginale par excellence : indépendant de toute généalogie esthétique du cinéma, il n’est pas l’enfant d’une quelconque influence, mais tente plutôt de définir, en partant de zéro, son propre langage. Il n’est pas non plus le père d’un mouvement : ni un manifeste, ni une proposition dogmatique, et la figure quasi paternelle que Cassavetes incarnera pour les chiens fous du Nouvel Hollywood est moins un référent stylistique qu’un simple modèle d’indiscipline. Objet assez naïf issu directement de l’expérience théâtrale, vierge de tout code cinématographique, Shadows est d’abord l’histoire de l’invention fortuite d’une grammaire.
Dans les années 1950, John Cassavetes n’est pas un inconnu. Il a déjà effectué quelques rôles au cinéma, mais aussi à la télévision. Même si l’heure n’est pas à la révolution, un certain naturalisme rebelle a déjà le vent en poupe avec l’Actors Studio : une école qui, on le rappelle, est située à New York et non pas à Los Angeles, et qui aura une influence notoire sur l’enseignement reçu par Cassavetes, en tant que comédien, mais aussi en tant que directeur d’acteurs. C’est autour de cette idée du métier, bercée par le ressenti de l’acteur et par son incarnation entière du personnage, qu’il monte un club de théâtre, le Variety Arts Studio. Il y développe, avec un groupe composé principalement d’amateurs, un travail basé sur l’improvisation. C’est au cours de ces séances que Shadows trouve sa genèse. Au fil des répétitions, ne surgissent que des fulgurances du quotidien, des manifestations tangibles de la vie des uns et des autres, de Manhattan au Queens. Pas à pas, se dessine l’idée de cette fratrie de Noirs new-yorkais réunis sous le toit de l’aîné, chanteur de jazz : pas comme une histoire qu’on raconte, mais comme une donnée qui se décline à souhait, dans le vacarme de la ville. L’envie de jouer devient alors envie de filmer, et indépendamment de tout studio, de fil en aiguille, Cassavetes parvient à rassembler les quelques bouts de ficelle qui permettront au tournage de se faire. Pas un seul moment de l’avancement du projet n’abandonne l’insouciance et la spontanéité qui président à sa mise en œuvre.
L’énergie d’un nouveau rapport entre le cinéma et le monde
Shadows se passe donc d’intrigue. Que raconte-t-on lorsqu’on se passe d’intrigue ? L’amputation de ce pilier de la narration cinématographique redéfinit fondamentalement sa géométrie. Les codes de la narration per se devenus obsolètes, le pré-requis de Shadows est de ne pas avoir d’attente. Contraint à une réévaluation systématique de sa propre posture, le spectateur devient simple témoin. L’état d’attention accrue – tout est signifiant – auquel se soumet traditionnellement celui qui sait qu’on lui raconte quelque chose devient un état d’observation plus libéré, volatile, dépolarisé de tout modèle d’interprétation. Chaque scène n’est pas la progression d’un enjeu identifié au préalable, mais seulement la déclinaison aléatoire d’une situation. On se confronte ainsi au film comme on errerait, invisible, dans la réalité : sans attendre une logique des évènements, dans le tumulte des hommes et des femmes. Traversée désinvolte du monde : le cinéma n’est plus un discours, mais une empreinte.
L’enjeu de la caméra est alors de développer, dans chaque scène, une certaine géographie du dialogue, de l’expérience des autres, du bruit des gens autour, et une certaine façon d’appréhender ces formes de vie. Épouser le rythme aléatoire de la vie, y adapter son regard. Cassavetes a, à ce titre, confessé un certain regret dans la façon dont il a pu parfois trop s’attacher à la caméra, maladresse corrigée dans la suite de sa filmographie. Shadows est en effet un petit peu plus « mis en scène » que Faces ou Meurtre d’un bookmaker chinois. Il n’en est pas moins gouverné par la recherche d’un effacement de la subjectivité du réalisateur. Cet objectif est semblable à une limite mathématique : sans cesse approché, jamais tout à fait atteint.
Faute d’intrigue, les personnages endossent alors pleinement l’état embryonnaire du film : autour d’eux, peu à peu, se déploie le monde. Il se ramifie dans la ville, à partir de chacun des membres de la fratrie. Hugh, l’aîné, est chanteur professionnel de jazz. Il va de club en club, mène une vie entre bohème et mondanité, accompagné par son ami et imprésario Ruth. Benny, lui, erre dans les clubs du Village, « chasse » les filles, manque souvent d’argent, et conduit tant bien que mal cette existence tendrement anarchique. Lelia, la cadette, à la peau bien plus claire, fréquente les milieux intellectuels blancs, leurs soirées chic, et cède aux mots doux d’un délicat courtisan. Autant de routes sur lesquelles la caméra suit leurs pérégrinations. Errante infatigable, elle traverse leur vie de part en part, sans voyeurisme, sans discours. Parfois, les branches se croisent, les chemins se rencontrent, et se séparent à nouveau. Il n’y a pas à proprement parler de début ou de fin, mais simplement une entrée et une sortie. Le rythme de la vie est un rythme aléatoire. Le seul enjeu véritable est la façon dont le cinéma l’embrasse.
La musique de la vie
L’énergie de l’improvisation, c’est aussi la force d’une musique – le jazz. La bande originale a été composée par deux musiciens incontournables de la scène new-yorkaise : Charlie Mingus (contrebasse) et Shafi Hadi (saxophone). Leurs soli accompagnent aléatoirement les personnages, inaugurant un jeu de ressemblance et de dialogue complexe entre l’improvisation des acteurs et celle des musiciens. Shadows juxtapose étonnamment ces deux partitions musicales, produites dans des logiques tout à fait différentes.
Charlie Mingus compose principalement à l’écrit, confronte de nombreuses versions et retravaille très soigneusement ses thèmes. Bien qu’il reproche à cette approche une certaine rigidité, Cassavetes inclura tout de même dans certaines scènes (toutefois plutôt minoritaires) les propositions du contrebassiste. On y sent la justesse d’une couleur musicale savamment conçue, qui insuffle une tonalité assez contemplative aux scènes où elle s’applique, miroirs d’un jazz mélancolique et tonal, qui, même dans ses envolées les plus spontanées, conserve une forte ponctuation.
Malgré sa force, la composition de Mingus obéit à des mécanismes qui ne coïncident pas avec l’énergie débridée qui régit le tournage du film. Avec Shafi Hadi, tout juste sorti de prison, Cassavetes développe une façon bien plus directe d’aller trouver l’émotion musicale qu’il recherche. Il se tient face à l’interprète, dans la cabine d’enregistrement, et mime, insuffle le jeu. On sent parfois la surprise de Hadi. Son phrasé se coupe, puis se relance, hésite même parfois dans son interprétation. Il embrasse l’effervescence des discussions dans les bars, dans l’appartement, la pulsation effrénée du quotidien à New York.
La réussite de cette double partition est d’autant plus notable qu’elle est une perle plutôt rare dans l’histoire du cinéma. Septième art et jazz, jumeaux du siècle qui pourtant se lient toujours assez maladroitement : on a rarement vu le grand écran proposer autre chose qu’une carte postale de la musique des Noirs – Bird, mais aussi en France le récent 24 mesures –, et on a rarement entendu mieux qu’une influence indirecte de cette même musique sur celle qu’on entendait dans les films, même si cette influence a nourri avec beaucoup de succès certains grand compositeurs – on pense notamment à la partition de Bernard Herrmann pour Taxi Driver. Shadows est l’exemple relativement rare d’une alliance véritable et réussie entre les deux arts.
À la fin des années 1950, les innombrables tentacules du jazz sont autant de sous-genres qui bien que rattachés au même corps, se divisent parfois selon toute une gamme de critères. Alors que les uns tentent de revenir vers une musique modale, plus sensitive, d’autres creusent la brèche ouverte par le bebop et la radicalisent. Mingus et Hadi sont de ceux là. Des rivalités pacifiques animent les deux camps, parallèlement à une certaine tension raciale. Ces dissensions ne dressent toutefois aucune barrière : les musiciens collaborent, échangent, la musique avance. Les uns jouent dans les groupes des autres et inversement, puisque tout se passe dans la même ville. Tous sont rassemblés par une seule façon d’aborder leur pratique : l’improvisation. Fil rouge de l’histoire du jazz, l’improvisation anime encore les mélodies de Yaron Herman autant qu’elle guidait celles d’Art Tatum.
Indissociable de sa passion pour le jazz, Shadows s’en fait le jumeau, par le biais d’une épatante translation du souffle insaisissable d’une musique vers celui du cinéma, assumant toutes les conséquences théoriques et esthétiques que cela engage.