On aurait du mal à l’imaginer en Occident… Sholay, production bollywoodienne mythique, resta près de cinq ans à l’affiche (seul Dilwale Dulhania Le Jayenge, avec Shahrukh Khan et Kajol, parvint à égaler ce record en 1995), fit de ses six acteurs principaux des stars, et de sa musique une succession de tubes. On fredonne encore aujourd’hui en Inde des chansons telles que « Mehbooba » (la troisième chanson du film et la plus réussie), et certaines répliques sont fréquemment citées dans la conversation courante. C’est dire que Sholay – qui sort pour la première fois en France, trente ans après sa sortie nationale, bénéficiant sans doute de l’effet de mode « Bollywood » – doit être d’abord regardé comme un monument, le « plus grand film indien jamais réalisé » pour certains, et sans aucun doute le plus spectaculaire spectacle bollywoodien.
Sholay est le prototype du film commercial indien, de ce cinéma « masala » qu’on ignore en France depuis des dizaines d’années et que l’on (re)découvre depuis la sortie fracassante de Devdas en 2002. Faut-il le rappeler ? Le cinéma masala ou cinéma de Bollywood se caractérise par un savoureux mélange des genres – action, romance, comédie – et par la présence de séquences chantées, si importantes que les BO des films se vendent souvent avant la sortie du film lui-même, et conditionnent son succès.
Le succès de Sholay ne fut pourtant pas immédiat. En 1975, lors de sa sortie indienne, le film déroute les spectateurs, qui rejettent son univers très violent, et l’inspiration occidentale de l’histoire. Sholay est en effet une vague copie des westerns spaghettis, tels qu’Il était une fois dans l’Ouest (pour la famille massacrée et les airs d’harmonica) et Les Sept Mercenaires (pour les héros engagés comme anges vengeurs par des villageois). Les clins d’œil sont si marqués qu’on parle encore aujourd’hui, avec mépris, de « western curry ». Il n’est pourtant pas difficile de comprendre qu’avec ses centaines de production annuelles, Bollywood a toujours eu besoin d’élargir ses influences en « allant voir ailleurs », s’inspirant de ce que le cinéma occidental faisait de mieux en matière de films grand public. Et si Ramesh Sippy doit peut-être une fière chandelle à Sergio Leone, Sholay n’en reste pas moins un film 100% indien.
Le film masala, dans la pure tradition populaire, se nourrit d’archétypes très précis. Le Bien doit triompher du Mal, l’amour de la haine, etc. Les personnages sont donc parfaitement stéréotypés et prisonniers de leurs stéréotypes. Il y a le père de famille martyr et avide de vengeance (Sanjeev Kumar), qui a vu mourir toute sa famille et a été mutilé par un hors-la-loi sanguinaire. Il y a la jeune veuve silencieuse, éternellement habillée de blanc et dont la vie s’est arrêtée le jour de la mort de son mari (Jaya Bhaduri), la péronnelle qui fait fi des conventions mais attend en fait le grand amour (Hema Malini). Et puis, il y a le hors-la-loi, méchant parfait incarné avec une sincérité remarquable par Amjad Khan (qui pâtit ensuite du rôle au point qu’on ne lui proposa que des rôles de bandit), aux dents pourries et au sourire cruel, qui fait danser des jeunes femmes sur des morceaux de verre et coupe les bras d’un homme comme il le ferait d’un saucisson.
Seuls les deux personnages principaux échappèrent à l’époque quelque peu aux conventions du genre, puisque ce sont des hors-la-loi motivés avant tout par l’appât de l’argent (ce qui leur permet de rester libres de toute contrainte sociale), des habitués de la prison et des évasions, du vol et peut-être du crime. Ce genre de héros n’était pas forcément du goût des familles traditionnelles indiennes. Mais Sholay a permis de bousculer d’autres leitmotivs de Bollywood, et notamment le refus de la violence. Certaines scènes du film, sans être insupportables, montrent crûment la souffrance et la cruauté – une première pour un film grand public. Sholay n’en reste pas moins un film très conservateur et moraliste, comme le sont la plupart des films masala : le personnage de la jeune veuve en est un exemple flagrant. Frappée de l’anathème qui la condamne à rester liée à son époux, même mort, Radha (Jaya Bhaduri) tombe amoureuse de Jay (Amitabh Bachchan), un amour totalement platonique, qui ne se concrétisera jamais, puisque Jay mourra opportunément sous les coups de l’ennemi. La scène de fin où Radha ferme ses volets devant le bûcher de Jay est une soumission rendue aux traditions et à la culture indienne…
La réalisation de Ramesh Sippy n’est pas le point fort du film, si ce n’est pour les chansons, toujours admirablement chorégraphiées. Devant cette esthétique très 70’s, mélange de fascination pour le Cinémascope et joyeux bâclage du reste, on regrette la poésie lyrique et la douceur de la mise en scène d’un Raj Kapoor ou d’un Mehboob Khan, maîtres du Bollywood des années 1950. Ici, tout est nerveux, limite hystérique, avec force zooms, mises au point pas très… au point, et mouvements de caméra inutiles ou hasardeux. La réalisation des films bollywoodiens ne fera d’ailleurs que se dégrader à partir des années 1970, pour aboutir à un résultat catastrophique et irregardable dans les années 1980. Le sursaut des années 1990, nécessaire, sauva une industrie au bord du gouffre.
Reste que Sholay est un must du genre. Pour les amateurs de la première heure, qui retrouveront avec plaisir la jeunesse de leurs stars préférées : Amitabh Bachchan, surnommé « Big B », mythe vivant du cinéma indien, et sa future femme Jaya Bhaduri/Bachchan, le comédien très populaire Dharmendra et sa future femme Hema Malini. Pour les amateurs de la dernière heure également, qui découvriront que Bollywood avait une vie avant Devdas, et qui auront – espérons-le très fort – la curiosité d’aller voir au-delà de ce que les distributeurs français nous proposent avec tant de parcimonie et d’hésitation.