Shortbus suit plusieurs personnages new-yorkais dans leur quête obsessionnelle du désir sentimental et sexuel. Ils se retrouvent tous au Shortbus, un lieu hors-norme où politique, art et sexe se mélangent. Le sexe, comme prétexte pour renouer avec l’autre ? C’est ce que propose John Cameron Mitchell : Shortbus est ainsi l’émanation imaginaire d’une sorte de carrefour des turbulences amoureuses ; un espace utopique où se croisent des destinées et où se dénouent des fantasmes. Mais les personnages manquent de consistance et se diluent dans la vacuité sexuelle.
En exergue du film, une explication : « Le nom “Shortbus” évoque le célèbre car scolaire que connaissent tous les petits Américains. Les enfants “normaux” empruntent le schoolbus, le long bus jaune. Le Shortbus, plus court, qui le suit de près, est réservé aux handicapés, aux enfants caractériels ou aux surdoués, à tous ceux qui sont hors-norme et qui ont besoin d’une attention particulière. »
Le Shortbus de JCM est conçu comme un espace de réconciliation, un îlot de verdure pour gens tristes et déprimés, pour handicapés et surdoués du sexe. Une galerie de personnages s’offre à nous. Sofia, la sexologue qui n’a jamais connu l’orgasme et simule le plaisir depuis des années, et son mari Rob. Severin, la maîtresse dominatrice. James, le cinéaste déprimé et son compagnon Jamie. Ceth, le mannequin homosexuel… Tous se croisent au Shortbus, dans l’espoir d’une espérance nouvelle, d’une vitalité retrouvée. Déprime post-11-Septembre ? Individualisme latent ? Absence d’amour ? Shortbus se veut une exploration des principaux maux du siècle sur un mode tragi-comique.
Mais le film se prend trop au sérieux donnant, avec bons sentiments et noirceur de rigueur, des nouvelles du triste monde. Très vite, la mécanique comique qui créait un trou d’air dans le paysage s’évapore, change de teinte, glisse du bleu au gris et se fond dans la morosité ambiante. Dans Shortbus, à peine osera-t-on rire de ces personnages minables, médiocres fruits d’une typification grotesque.
Shortbus a indéniablement été une aventure cinématographique : trois ans de production et de préparation ; des fonds récoltés par annonce ou grâce au soutien de certains artistes (Moby entre autres) ; des ateliers d’improvisation afin de former les acteurs (tous des amateurs) ; une vie en collectivité… Une aventure qui porte en son sein une volonté de penser autrement le cinéma, et qui sous-entend également la présence d’un dispositif filmique, cette chose si rare et pourtant essentiel par laquelle « l’inventeur d’image » devrait toujours passer : ce que l’on pourrait contracter dans une double question : comment je filme (le poétique) ? Qu’est-ce que je filme (le politique) ? De dispositif, il serait mensonger de dire qu’il n’y en a pas, car John Cameron Mitchell sait ce qu’il veut filmer.
Dès lors ce qui déçoit le plus c’est la petitesse du monde qui nous est présenté, son manque de générosité, de vie, son côté nombriliste, horriblement réducteur. Car Shortbus cumule les tares du « film d’artiste new-yorkais ». Tout est rassemblé dans un cocktail détonnant pour faire le film le plus « in » qu’il soit : esprit subversif, côté obstinément branché, influences proclamées et mal assumées de maîtres incomparables tels que John Cassavetes, Federico Fellini, ou Woody Allen…
Il y a la volonté tenace dans ce film d’essayer de comprendre une parcelle d’humanité à travers le prisme de la sexualité. John Cameron Mitchell rêvait de faire un film sur le sexe qui ne soit ni porno, ni érotique. Mission accomplie, Shortbus n’est ni voyeuriste, ni sensuel. Shortbus préfère la masturbation, les personnages aussi : couchée seule sur un banc, Sofia, l’éternelle frustrée, découvre enfin l’orgasme ! Il y a forcément quelque chose d’angoissant et de terriblement vain dans cette incapacité qu’ont les êtres de vivre autre chose que du sexe. Le sexe est la raison même de l’existence de Shortbus, ce qui devait constituer à la fois le point d’appui et le centre nerveux de l’impulsion narrative du film. Mais il devient assez vite la pire hantise du spectateur : une sorte de force aveugle et castratrice, qui étouffe les propositions dramatiques que le film aurait peut-être pu laisser poindre ; une force creuse et brutale, qui s’essouffle, laissant les personnages irrémédiablement seuls. Shortbus : cet espace promis à la vie et à l’échange n’est en réalité qu’une mise en scène artificielle, une belle supercherie qui enferme les personnages dans leur solitude. Chacun est embarqué dans son propre plaisir, l’autre se démultiplie et disparaît. On pense alors à Lévinas (De l’existence à l’existant, 1947) : « Ce qu’on présente comme l’échec de la communication dans l’amour, constitue précisément la positivité de la relation : cette absence de l’autre est précisément sa présence comme autre. L’autre, c’est le prochain − mais la proximité n’est pas une dégradation ou une étape de fusion. » L’autre n’existe pas dans Shortbus, il n’est qu’une vaste illusion. La puissance de l’Eros vacille, troublée et percutée par la tristesse des chairs esseulées. Shortbus est fade. Tellement fade.