« Sous la ville » est une mauvaise traduction (une de plus) du titre du dernier film d’Agnieszka Holland, In Darkness selon la transcription littérale du polonais W Ciemności : dans les ténèbres des égouts – où se réfugient des juifs pour se trouver nez à nez avec un Polonais employé municipal opportuniste qui se découvre bientôt une carrure de héros, dans les ténèbres surtout d’une mémoire de la Shoah dont chacun revendique un morceau pour sa propre conscience. Pas sûr que, malgré près de deux heures et trente minutes d’immersion parmi ces ombres et un casting remarquable, la cinéaste ne parvienne à les dissiper.
C’est pourtant bien le projet qu’elle s’est fixé avec ce scénario reçu du Canadien David F. Shamoon dont c’est le premier long métrage, tiré du livre de Robert Marshall In the Sewers of Lvov. Holland a bien conscience des périls de l’entreprise, et reconnaît qu’ « on peut se demander si tout n’a pas déjà été dit à ce propos ». Ou peut être si tout ne pourra jamais être dit. Elle-même n’en est pas à son coup d’essai sur cette mémoire de la Shoah aussi difficile à mettre en mots qu’en images : elle a écrit le scénario de Korczak, ce médecin humaniste qui refusa d’abandonner ses orphelins et les accompagna jusque dans les chambres à gaz de Treblinka, pour son maître et mentor Andrzej Wajda en 1990. La même année, elle tournait le film qui la désigna à l’attention d’Hollywood, Europa Europa, traversée d’une Europe chaotique par un adolescent juif fuyant les persécutions nazies et contraint pour sa survie de rejoindre les rangs des jeunesses soviétiques puis hitlériennes. Cinq ans auparavant, elle avait déjà réalisé un film sur la question juive, Amère récolte, avec Armin Mueller-Stahl. Qu’y avait-il dans Sous la ville pour susciter chez la cinéaste polonaise ce besoin de revenir à ce sujet, sinon un autre récit terrible, « inspiré de faits réels » ? Un lieu sans doute d’abord : ces souterrains étroits et nauséabonds où fuient les juifs de Lvov en 1943 au moment de l’épuration du ghetto. Un personnage aussi : Leopold Socha, ce petit employé ordinaire, jamais à court de combines et prêt à tous les arrangements, pourvu qu’il y ait un peu d’argent à la clef. C’est peut être l’ambiguïté morale de cet homme ordinaire, anti-héros par essence, qui évoqua à Holland un miroir de la Pologne, nation démembrée par des invasions sans fin, terre d’opprobre pour les juifs déportés, colonie du Troisième Reich puis satellite de l’URSS, coupable et victime en même temps.
Suivant le fil ténu de ce personnage trouble qui commence par rançonner sans états d’âme les quelques survivants hagards de l’épuration du ghetto qu’il découvre dans les égouts avant de céder peu à peu à la compassion au point de mettre toute sa famille en péril pour sauver « ses » juifs, la cinéaste aurait pu rester dans cette zone indécise où l’opportunisme le dispute sans cesse au sacrifice et où l’héroïsme n’est jamais qu’une question de circonstance. Sauf que le fil finit par rompre et laisse le champ libre à un récit de repentance : le roublard Leopold Socha fait son chemin de rédemption en même temps qu’il se rapproche de la figure d’un Janusz Korczak, et s’obstine, abandonné des siens, dans une voie qui pourrait tout aussi bien le mener au martyr. Suivant l’itinéraire de ce Moïse malgré lui, Holland délaisse cet autre grand sujet de son film : la vie souterraine de ces quelques familles juives vivant parmi les rats et la puanteur des égouts. Il faut saluer ici le travail de Jolanta Dylewska, dont la photographie évoque les errances souterraines des héros de Kanal de Wajda en donnant une opacité dense à l’image seulement trouée par les faisceaux des lampes torches des survivants.
Claustrophobe et oppressant, le film l’est aussi grâce à l’interprétation remarquable de ses acteurs, venus pour certains du théâtre ou bien du cinéma de Wajda et Skolimowski (comme Robert Wieckiewicz ou Kinga Preis, tous deux formidables), et qui se plient en outre à une gymnastique linguistique qui mêle yiddish, ukrainien, allemand et dialectes polonais de l’époque. La sexualité insatiable indissociable de leur promiscuité les délivre d’une imagerie martyrologique marquée par la résignation, si loin des pulsions de vie qui appartenait à cette vie clandestine selon le témoignage de Marek Edelman, à qui Agnieszka Holland dédie son film. Sous la ville n’est pourtant pas un survival, loin s’en faut. Empruntant une voie plus consensuelle, il se présente comme un film d’apaisement. On songe inévitablement à la pièce de Krzysztof Warlikowski, (A)pollonia, présentée en 2009 à Avignon, dans laquelle le metteur en scène convoquait les fantômes de l’histoire et des grands mythes tragiques pour dresser le portrait d’une Pologne engoncée dans sa culpabilité. Là où (A)pollonia dérangeait, interrogeait les mécanismes de refoulement d’une histoire de héros, ses échelles de valeur, le sens du sacrifice et la frontière invisible entre opportunisme et héroïsme, Sous la ville plaide pour la réconciliation et offre un visage convenable de la Pologne (que le film représentera par ailleurs aux Oscars), le confort moral d’une mémoire acceptable.