Ces quatre mots, Sud, Eau, Nord, Déplacer, définissent le projet du gouvernement chinois dans sa totalité. L’idée de détourner les eaux des fleuves du sud pour irriguer le nord du pays paraît aussi simple en théorie que démente dans son application. Cette considération fonctionnaliste de la nature fascine et horrifie à la fois, et c’est justement en se nourrissant de ces émotions contradictoires que le film dévoile une ampleur tout à fait saisissante.
Mise au pas
Dans l’étourdissante première partie, la puissance des images laisse le souffle court. Alors que surgissent peu à peu les fondations de constructions gigantesques, tout devient géométrique, majestueux, et anxiogène à la fois. Au fil d’une succession de plans aux compositions de toute beauté et aux organisations d’une cohérence de plus en plus totalitaire, tout ce qui est courbe devient ligne droite, tout relief devient surface plane. Le territoire est quadrillé et remanié en profondeur, alors que sont déplacés selon les mêmes logiques les cours d’eau et les populations. Les hommes, libres d’entrer et de sortir du cadre dans un premier temps, s’apparentent de plus en plus à des automates qui mesurent, forent, et surveillent. Par un montage tout en collisions de textures et compressions du temps, le cinéaste parvient à transformer en expérience esthétique et émotionnelle l’implacable mise au pas d’un territoire.
Circulant à pied ou en voiture le long des immenses chantiers, Antoine Boutet cherche avant tout à saisir ce qui survit encore à ce dressage planifié de la nature, avant que tout ne soit englouti. La photographie, exceptionnelle, servie par des cadres témoignant d’une rare intuition, est tout au service de la confrontation entre la dimension spectaculaire de l’ouvrage et la place que les hommes tentent de conserver au sein de leurs constructions. Au fur et à mesure, le réalisateur laisse percevoir sa propre difficulté à trouver sa place, alors qu’il ne cesse de se heurter à des zones interdites d’accès et à d’infranchissables édifices. Cette impossibilité croissante à circuler révèle alors la présence physique du cinéaste, pris au piège d’un projet aux dimensions surhumaines. Pour autant, le regard de celui qui avait déjà filmé le chantier du barrage des Trois-Gorges dans son court-métrage Zone of Initial Dilution semble ne pas parvenir à se détourner de ce spectacle d’une grandeur autoproclamée prêt à tout écraser autour de lui pour mieux s’afficher au monde.
Spectacle de la puissance
Alors que le film semble sur le point de se calcifier sous ses plans fixes monumentaux, Antoine Boutet profite d’une invitation à se rapprocher pour s’infiltrer dans les lézardes du système. Il en parcourt alors les failles, part à la rencontre de ceux qui vivent à l’ombre des chantiers. Les impressionnants jeux d’échelle laissent la place à une nouvelle dimension à hauteur d’homme. Les chants, les récits, les prises de parole spontanées, sont autant d’appels d’air qui déroutent le réalisateur, désormais pris à parti. Le tremblement du système bien huilé du film paraît alors être celui du Parti Communiste Chinois. L’esthétique du projet se délite en même temps que son apparente perfection, jusqu’à une véritable déchirure laissant entrevoir toute la violence d’un conditionnement de la pensée qui s’abat encore aujourd’hui sur quiconque s’interrogerait à propos de la pertinence des choix du régime. L’image, devenue bien vivante, est saisie de tremblements. Et le réflexe de vouloir baisser la caméra se ressent, alors que le vrai visage de ce qui se cache derrière le vernis du Parti éclate en plein jour.
Cette fragilisation est une idée de construction qui fonctionne à merveille. Il est seulement regrettable qu’elle aboutisse à une reconsolidation quelque peu artificielle lors de la dernière partie du film. Cette coexistence d’émotions contraires naissant des procédés purement cinématographiques se retrouve ainsi lissée et ordonnée par la parole. Le film, trop long, aurait gagné à ne pas céder à cette clarification d’un positionnement politique qui n’avait pas besoin d’être formulé pour être identifié. La stupeur que l’on pouvait ressentir devant les dimensions du projet suffisait à reconstituer l’étau dans lequel se trouvent certainement nombre d’habitants des régions du sud, partagés entre ce qui peut apparaître comme une preuve supplémentaire de l’invincibilité du régime et les conséquences désastreuses qu’ils doivent subir dans leur vie quotidienne.
Malgré tout, dans sa superbe conclusion, Antoine Boutet retrouvera sa contemplation méditative, offrant par un pertinent jeu d’opposition un nouveau point de vue sur la folie qui nous a été donnée à voir précédemment. Les plus beaux moments de Sud Eau Nord Déplacer, et ils sont magnifiques, sont décidément ceux qui donnent à ressentir les contradictions de cette quête insensée d’uniformisation du monde, qui se voudrait guidée par la rationalité, alors que sa mise en œuvre nécessite des actions destructrices toujours plus irrationnelles.