Taxidermie, c’est un peu les Buddenbrook tendance trash. Le grand-père lance une lignée, qui connaît son apogée grâce à son fils, le champion des compétitions de bouffe. Puis le petit-fils, avorton pâle et frustré, termine la famille dans les tréfonds de sa cave de taxidermiste. De sa naissance à sa décadence, on suit donc le parcours d’une famille ayant noué dès les origines un rapport compulsif à la chair. Cette hérédité fait le lien entre les trois parties du film, visuellement et narrativement autonomes. À l’image de son récit, Taxidermie est marqué au sceau de l’exubérance. Pálfi prend tous les risques et impose une vision atypique.
Taxidermie démarre comme un film historique, en costumes, dont le héros est une ordonnance martyrisée par son supérieur. Cantonné à la réserve de charcuterie, il joue les voyeurs par un petit trou dans la paroi de bois, par lequel il passe tantôt l’œil tantôt le phallus. Neige, brouillard, boue, kakis, ocres : on est dans une ambiance Mère Courage mais version onaniste. L’ordonnance fantasme, dans le cochon mort avec lequel il fait l’amour, les innombrables femmes désirées – dont la femme de son supérieur, qui, justement, va en tomber enceinte…
Puis on bascule dans une atmosphère réaliste-socialiste : couleurs pastel, peaux et visages argentés, ambiance brushing et formica. Le nouveau protagoniste, rejeton de l’ordonnance, court les championnats de bouffe. On le voit se jeter sur de véritables blocs dégoulinants de charcuterie, sous les vivats de la foule d’un petit stade. Puis il rencontre Gigi, obèse comme lui : c’est le grand amour. Tantôt cruel, tantôt attendri, Pálfi filme son personnage comme un authentique sportif (qui milite d’ailleurs pour une reconnaissance de sa discipline par le CIO), et se permet, dans un décalage hilarant, de filmer le voyage de noces des jeunes mariés comme une romance éthérée – on voit les deux obèses monter sur des chaises volantes, faire du pédalo, s’asseoir côte à côte au bout de la jetée.
Enfin, le petit-fils vit reclus dans son atelier peuplé d’animaux empaillés, ou au sous-sol. On passe alors soudain d’une photographie typée Seventies à des lumières blanches et crues, blafardes, à une image laborantine. Le père, devenu énorme, avale quatre cent barres de chocolat à l’heure, en mal de records. Il vit dans le sous-sol de son fils avec une armada de chats, et regarde les compétitions de bouffe américaines, désormais homologuées par le CIO. Le face à face père-fils tourne rapidement au huis-clos psychiatrique.
Les trois personnages portent chacun les stigmates d’un rapport conflictuel au corps : le grand-père est affecté d’un bec de lièvre, le père naît avec une queue de cochon, le fils est albinos. Au fond, Pálfi étudie à travers eux trois compositions humaines de la chair vivante à la chair morte. Le premier use de la charcuterie comme d’un substitut sexuel. Le second a développé une obsession autour de la nourriture. Cela va jusqu’à un de ses amis, qui baise sa femme contre un mur le jour du mariage, et qui continue dans le même temps à manger et éructer. Le troisième est obnubilé par la taxidermie, art dans lequel il est passé maître : la chair est supprimée, ne doit rester que la peau. La transition entre les deux parties est de ce point de vue intéressante : un pano glisse du berceau du fils à une vitre translucide, puis, une fois celle-ci traversée, au derrière d’une mouette qui fiente. Cette troisième partie s’ouvre sur la thématique de l’expulsion. Désir, absorption, excrétion : voilà successivement les trois types de névroses que Pálfi étudie. La chair morte devient chez lui un lieu d’investissement psychique.
Le caractère trash du film participe de ce travail sur la chair. Phallus en flamme du grand-père, machines à vomi du père ou fœtus en porte-clé du fils désignent moins une volonté de choquer qu’une forme d’exubérance. Cette prise de risque maximale s’exprime tout au long du film dans une mise-en-scène qui joue l’outrance à tout-va. Cela va des gros plans sur des morceaux de corps, ceux des jeunes filles épiées par le grand-père, ou ceux du petit-fils qui s’auto-mutile, à ces plans larges et frontaux parsemant le film : dans l’un d’entre eux, le supérieur du grand-père va chercher une tenaille à l’autre bout de la ferme afin de couper la queue de cochon du nouveau-né. Palfi use et abuse également des plongées et contre-plongées avec mouvements de grue. Mais c’est surtout grâce aux plans-séquences qu’il invente des choses extraordinaires : un livre de conte en relief se transforme en décor grandeur nature ou les personnages deviennent vivants, un jet de sperme se convertit en constellation, un mouvement tournant autour d’une baignoire en fait le réceptacle des images récurrentes de Taxidermie : charcuterie, femmes, nouveau-né, etc. Cette exubérance revendiquée culmine dans les morts terrifiantes du père et du fils, en conclusion du film.