Cette année, le 60e festival de Cannes a été dominé par le thème du deuil : des Chansons d’amour de Christophe Honoré à Après lui de Gaël Morel en passant par Un cœur invaincu de Michael Winterbottom ou La Forêt de Mogari de Naomi Kawase, de nombreux cinéastes de tous horizons ont choisi de travailler sur la perte, l’absence de l’être aimé et le difficile — impossible ? — processus de reconstruction pour celles et ceux qui restent. Tehilim, le cinquième long métrage du cinéaste français Raphaël Nadjari, n’est pas le moindre de ces films. En son centre, une énigme : celle d’un père qui accompagne ses deux fils à l’école et qui, inexplicablement, va planter sa voiture dans un terre-plein. Il demande à l’aîné d’aller chercher de l’aide mais quand celui-ci revient, le père a disparu. Le corps est introuvable, et à la stupeur initiale vont succéder différents états selon les différents membres de la famille : les deux fils, bien entendu, mais aussi l’épouse, le père et le frère.
Cinéaste d’une bouleversante délicatesse, Raphaël Nadjari centre très vite son film sur le parcours intérieur du fils aîné, Menachem, un adolescent partagé (mais pas déchiré, il est important de le souligner) entre les préoccupations de tous les jeunes de son âge (les copains, les soirées dans les bars, sa petite amie) et la pratique de la religion juive aux côtés de son grand-père et de son oncle. C’est d’eux qu’il va se rapprocher après la disparition de son père, cherchant dans le judaïsme un salut que le pragmatisme de sa mère — assurer le bon fonctionnement du foyer, veiller à l’éducation des enfants, etc. — empêche presque. D’où une tension de plus en plus palpable renforcée par une animosité certaine entre la mère du jeune garçon et son grand-père, visiblement peu d’accord sur la place à accorder au sacré dans la maisonnée. Nadjari filme le tout sans jamais forcer le trait, avec un mélange de pudeur et d’indiscrétion (dans les plans serrés, souvent décadrés, qui scrutent l’intimité des personnages) qui donne au spectateur le sentiment d’être invité à participer au travail de deuil de cette famille. C’est un parti pris qui n’est pas innocent : dans la religion juive, l’entourage du défunt (parents, amis, collègues) est invité à se réunir chez lui pour prier.
Pour Menachem, la religion est avant tout un prétexte pour fuir le deuil, refuser l’inacceptable, trouver un appui pour rendre la douleur un peu plus supportable. S’il rentre en conflit avec sa mère, c’est avant tout parce qu’elle affronte l’épreuve frontalement — comme dans Avanim, les personnages féminins de Tehilim sont les plus forts. Mais Raphaël Nadjari ne juge jamais la religion. Sa façon de filmer les rituels, les prières n’est ni condescendante ni complaisante, juste très respectueuse d’un espace où s’engouffre un désir de spiritualité qu’il se garde bien de chercher à décrypter. Chacun des personnages trouve dans la pratique de sa religion ce qui l’arrange mais Nadjari montre surtout qu’en dépit du caractère autoritaire du grand-père, très à cheval sur le respect des traditions, le détournement des principes religieux à des fins personnelles — comme le tentera Menachem vers la fin du film — n’est pas tolérable. Le sacré, nous dit Nadjari, est affaire de sagesse et de mesure.
Tehilim (« les psaumes ») est, en creux, le portrait d’un adolescent dépassé par un événement trop grand pour lui, qu’il doit gérer alors même qu’il est bien trop occupé à quitter l’enfance − de la même façon qu’Avanim était un portrait de femme trop libre pour la société dans laquelle elle évoluait. Raphaël Nadjari nous parle du deuil dans une famille juive pratiquante de Jérusalem, mais le miracle de Tehilim et de son réalisateur, c’est de réussir à nous parler de nous, de notre rapport à la mort et du caractère universel de la douleur que l’on peut éprouver à la perte d’un proche. Vus à peu de temps d’intervalle, Les Chansons d’amour, Après lui et Téhilim forment un triptyque fascinant sur la représentation cinématographique du deuil par trois cinéastes français aussi différents que complémentaires.